– Eh! c’est des proclamations qu’il s’agit! chuchotait-on dans le public; l’assistance tout entière était profondément remuée.
– Messieurs, j’ai découvert le mot de l’énigme: tout le secret de l’effet que produisent ces écrits est dans leur bêtise! poursuivit Stépan Trophimovitch dont les yeux lançaient des flammes. – Oui, messieurs, si cette bêtise était voulue, simulée par calcul, – oh! ce serait du génie! Mais il faut rendre justice aux rédacteurs de ces papiers: ils n’y mettent aucune malice. C’est la bêtise dans son essence la plus pure, quelque chose comme un simple chimique. Si cela était formulé d’une façon un peu plus intelligente, tout le monde en reconnaîtrait immédiatement la profonde absurdité. Mais maintenant on hésite à se prononcer: personne ne croit que cela soit si foncièrement bête. «Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose là-dessous», se dit chacun, et l’on cherche un secret, on flaire un sens mystérieux, on veut lire entre les lignes, – l’effet est obtenu! Oh! jamais encore la bêtise n’avait reçu une récompense si éclatante, elle qui pourtant a si souvent mérité d’être récompensée… Car, soit dit entre parenthèses, la bêtise et le génie le plus élevé jouent un rôle également utile dans les destinées de l’humanité…
– Calembredaines de 1840! remarqua quelqu’un.
Quoique faite d’un ton très modeste, cette observation lâcha, pour ainsi dire, l’écluse à un déluge d’interruptions; la salle se remplit de bruit.
L’exaltation de Stépan Trophimovitch atteignit les dernières limites.
– Messieurs, hourra! Je propose un toast à la bêtise! cria-t-il, bravant l’auditoire.
Je m’élançai vers lui sous prétexte de lui verser un verre d’eau.
– Stépan Trophimovitch, retirez-vous, Julie Mikhaïlovna vous en supplie…
– Non, laissez-moi, jeune homme désœuvré! me répondit-il d’une voix tonnante.
Je m’enfuis.
– Messieurs! continua-t-il, – pourquoi cette agitation, pourquoi les cris d’indignation que j’entends? je me présente avec le rameau d’olivier. J’apporte le dernier mot, car dans cette affaire je l’aurai, – et nous nous réconcilierons.
– À bas! crièrent les uns.
– Pas si vite, laissez-le parler, laissez-le s’expliquer, firent les autres. Un des plus échauffés était le jeune professeur qui, depuis qu’il avait osé prendre la parole, semblait ne plus pouvoir s’arrêter.
– Messieurs, le dernier mot de cette affaire, c’est l’amnistie. Moi, vieillard dont la carrière est terminée, je déclare hautement que l’esprit de vie souffle comme par le passé, et que la sève vitale n’est pas desséchée dans la jeune génération. L’enthousiasme de la jeunesse contemporaine est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui qui nous animait. Seulement l’objectif n’est plus le même, un culte a été remplacé par un autre! Toute la question qui nous divise se réduit à ceci: lequel est le plus beau, de Shakespeare ou d’une paire de bottes, de Raphaël ou du pétrole?
– C’est une dénonciation! vociférèrent plusieurs.
– Ce sont des questions compromettantes!
– Agent provocateur!
– Et moi je déclare, reprit avec une véhémence extraordinaire Stépan Trophimovitch, – je déclare que Shakespeare et Raphaël sont au-dessus de l’affranchissement des paysans, au-dessus de la nationalité, au-dessus du socialisme, au-dessus de la jeune génération, au-dessus de la chimie, presque au-dessus du genre humain, car ils sont le fruit de toute l’humanité et peut-être le plus haut qu’elle puisse produire! Par eux la beauté a été réalisée dans sa forme supérieure, et sans elle peut-être ne consentirais-je pas à vivre… Ô mon Dieu! s’écria-t-il en frappant ses mains l’une contre l’autre, – ce que je dis ici, je l’ai dit à Pétersbourg exactement dans les mêmes termes il y a dix ans; alors comme aujourd’hui ils ne m’ont pas compris, ils m’ont conspué et réduit au silence; hommes bornés, que vous faut-il pour comprendre? savez-vous que l’humanité peut se passer de l’Angleterre, qu’elle peut se passer de l’Allemagne, qu’elle peut, trop facilement, hélas! se passer de la Russie, qu’à la rigueur elle n’a besoin ni de science ni de pain, mais que seule la beauté lui est indispensable, car sans la beauté il n’y aurait rien à faire dans le monde! Tout le secret, toute l’histoire est là! La science même ne subsisterait pas une minute sans la beauté, – savez-vous cela, vous qui riez? – elle se transformerait en une routine servile, elle deviendrait incapable d’inventer un clou!… Je tiendrai bon! acheva-t-il d’un air d’égarement, et il déchargea un violent coup de poing sur la table.
Tandis qu’il divaguait de la sorte, l’effervescence ne faisait qu’augmenter dans la salle. Beaucoup quittèrent précipitamment leurs places; un flot tumultueux se porta vers l’estrade. Tout cela se passa beaucoup plus rapidement que je ne le raconte, et l’on n’eut pas le temps de prendre des mesures. Peut-être aussi ne le voulut-on pas.
– Vous l’avez belle, polisson qui êtes défrayé de tout! hurla le séminariste. Il s’était campé vis-à-vis de l’orateur, et se plaisait à l’invectiver. Stépan Trophimovitch s’en aperçut, et s’avança vivement jusqu’au bord de l’estrade.
– Ne viens-je pas de déclarer que l’enthousiasme de la jeune génération est tout aussi pur, tout aussi rayonnant que celui de l’ancienne, et qu’il a seulement le tort de se tromper d’objet? Cela ne vous suffit pas? Et si celui qui tient ce langage est un père outragé, tué, est-il possible, ô hommes bornés, est-il possible de donner l’exemple d’une impartialité plus haute, d’envisager les choses d’un œil plus froid et plus désintéressé?… Hommes ingrats… injustes… pourquoi, pourquoi refusez-vous la réconciliation?
Et tout à coup il se mit à sangloter convulsivement. De ses yeux jaillissaient des larmes qu’il essuyait avec ses doigts. Les sanglots secouaient ses épaules et sa poitrine. Il avait perdu tout souvenir du lieu où il se trouvait.
La plupart des assistants se levèrent épouvantés. Julie Mikhaïlovna elle-même se dressa brusquement, saisit André Antonovitch par le bras et l’obligea à se lever… Le scandale était à son comble.
– Stépan Trophimovitch! cria joyeusement le séminariste. – Ici en ville et dans les environs rôde à présent un forçat évadé, le galérien Fedka. Il ne vit que de brigandage, et, dernièrement encore, il a commis un nouvel assassinat. Permettez-moi de vous poser une question: si, il y a quinze ans, vous ne l’aviez pas fait soldat pour payer une dette de jeu, en d’autres termes, si vous ne l’aviez pas joué aux cartes et perdu, dites-moi, serait-il allé aux galères? Assassinerait-il les gens, comme il le fait aujourd’hui, dans la lutte pour l’existence? Que répondrez-vous, monsieur l’esthéticien?
Je renonce à décrire la scène qui suivit. D’abord éclatèrent des applaudissements frénétiques. Les claqueurs ne formaient guère que le cinquième de l’auditoire, mais ils suppléaient au nombre par l’énergie. Tout le reste du public se dirigea en masse vers la porte; mais, comme le groupe qui applaudissait ne cessait de s’avancer vers l’estrade, il en résulta une cohue extraordinaire. Les dames poussaient des cris, plusieurs demoiselles demandaient en pleurant qu’on les ramenât chez elles. Debout, à côté de son fauteuil, Lembke promenait fréquemment autour de lui des regards d’une expression étrange. Julie Mikhaïlovna avait complètement perdu la tête, – pour la première fois depuis son arrivée chez nous. Quant à Stépan Trophimovitch, sur le moment il parut foudroyé par la virulente apostrophe du séminariste; mais tout à coup, élevant ses deux bras en l’air comme pour les étendre au-dessus du public, il s’écria: