Parmi nos personnages de marque, un seul assistait au baclass="underline" c’était le général en retraite que le lecteur a déjà rencontré chez la maréchale de la noblesse. Toujours digne, comme le jour où il pérorait sur le duel de Stavroguine avec Gaganoff, le vieux débris circulait dans les salons, ouvrant l’œil, tendant l’oreille, et cherchant à se donner toutes les apparences d’un homme venu là pour étudier les mœurs plutôt que pour s’amuser. À la fin, il s’empara de la gouvernante et ne la lâcha plus. Évidemment il voulait la réconforter par sa présence et ses paroles. C’était à coup sûr un fort bon homme, très distingué de manières, et trop âgé pour que sa pitié même pût offenser. Il était néanmoins extrêmement pénible à Julie Mikhaïlovna de se dire que cette vieille baderne osait avoir compassion d’elle et se constituait en quelque sorte son protecteur. Cependant le général bavardait sans interruption.
– Une ville ne peut subsister, dit-on, que si elle possède sept justes… je crois que c’est sept, je ne me rappelle pas positivement le chiffre. Parmi les sept justes avérés que renferme notre ville, combien ont l’honneur de se trouver à votre bal? je l’ignore, mais, malgré leur présence, je commence à me sentir un peu inquiet. Vous me pardonnerez, charmante dame, n’est-ce pas? Je parle al-lé-go-ri-quement, mais je suis allé au buffet, et, ma foi! je trouve que notre excellent Prokhoritch n’est pas là à sa place: il pourrait bien être razzié d’ici à demain matin. Du reste, je plaisante. J’attends seulement le «quadrille de la littérature», je tiens à savoir ce que ce sera, ensuite j’irai me coucher. Pardonnez à un vieux podagre, je me couche de bonne heure, et je vous conseillerais aussi d’aller «faire dodo», comme on dit aux enfants. Je suis venu pour les jeunes beautés… que votre bal m’offrait une occasion unique de voir en aussi grand nombre… Elles habitent toutes de l’autre côté de l’eau, et je ne vais jamais par là. La femme d’un officier… de chasseurs, paraît-il… elle n’est pas mal du tout et… ces fillettes sont fraîches aussi, mais voilà tout; elles n’ont pour elles que la fraîcheur. Du reste, leur vue n’est pas désagréable. Ce sont des fleurs en boutons; malheureusement les lèvres sont grosses. En général, chez les femmes russes, la beauté du visage laisse à désirer sous le rapport de la correction… Tant que dure la première jeunesse, pendant deux ans, même trois, ces petits minois sont ravissants, mais ensuite ils se fanent, d’où chez les maris ce triste indifférentisme qui contribue tant au développement de la question des femmes… si toutefois je comprends bien cette question… Hum. La salle est belle; les chambres ne sont pas mal meublées. Cela pourrait être pire. La musique pourrait être beaucoup moins bonne… je ne dis pas qu’elle devrait l’être. Le coup d’œil n’est pas joli: cela manque de femmes. Quant aux toilettes, je n’en parle pas. Je trouve mauvais que ce monsieur en pantalon gris se permette de cancaner avec un tel sans gêne. Je lui pardonne, si c’est la joie qui lui fait oublier les convenances; d’ailleurs, comme il est pharmacien ici… n’importe, danser le cancan avant onze heures, c’est commencer un peu tôt, même pour un pharmacien… Là-bas, au buffet, deux hommes se sont battus à coups de poing, et on ne les a pas mis à la porte. Avant onze heures, on doit expulser les querelleurs, quelles que soient les mœurs du public… passé deux heures du matin, je ne dis pas: il y aura lieu alors de faire des concessions aux habitudes régnantes, – à supposer que ce bal dure jusqu’à deux heures du matin. Barbara Pétrovna avait promis d’envoyer des fleurs, et elle n’a pas tenu parole. Hum, il s’agit bien de fleurs pour elle maintenant, pauvre mère! Et la pauvre Lisa, vous avez entendu parler de la chose? C’est, dit-on, une histoire mystérieuse et… et voilà encore Stavroguine sur la cimaise… Hum. J’irais volontiers me coucher, je n’en puis plus. À quand donc ce «quadrille de la littérature»?
Satisfaction fut enfin donnée au désir impatient du vieux guerrier. Dans ces derniers temps, quand on s’entretenait, en ville, du bal projeté, on ne manquait jamais de questionner au sujet de ce «quadrille de la littérature», et, comme personne ne pouvait s’imaginer ce que c’était, il avait éveillé une curiosité extraordinaire. Combien l’attente générale allait être déçue!
Une porte latérale jusqu’alors fermée s’ouvrit, et soudain parurent quelques masques. Aussitôt le public fit cercle autour d’eux. Tout le buffet se déversa instantanément dans la salle blanche. Les masques se mirent en place pour la danse. Ayant réussi à me faufiler au premier plan, je me trouvai juste derrière le groupe formé par Julie Mikhaïlovna, Von Lembke et le général. Pierre Stépanovitch, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas montré, accourut alors auprès de la gouvernante.
– Je suis toujours en surveillance au buffet, lui dit-il à voix basse; pour l’irriter encore plus, il avait pris, en prononçant ces mots, la mine d’un écolier fautif. Julie Mikhaïlovna rougit de colère.
– À présent, du moins, vous devriez renoncer à vos mensonges, homme effronté! répliqua-t-elle.
Cette réponse fut faite assez haut pour que le public l’entendît. Pierre Stépanovitch s’esquiva tout content.
Il serait difficile de concevoir une allégorie plus plate, plus fade, plus misérable que ce «quadrille de la littérature». On n’aurait rien pu imaginer qui fût moins approprié à l’esprit de nos provinciaux; et pourtant la paternité de cette invention appartenait, disait-on, à Karmazinoff. Le divertissement, il est vrai, avait été réglé par Lipoutine aidé du professeur boiteux que nous avons vu chez Virguinsky. Mais l’idée venait de Karmazinoff, et l’on prétend même que le grand écrivain avait voulu figurer en costume parmi les danseurs. Ceux-ci étaient répartis en six couples et pouvaient à peine être appelés des masques, attendu que leur mise ne les distinguait pas des autres personnes présentes. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux monsieur de petite taille qui était en habit comme tout le monde et dont le déguisement se réduisait à une barbe blanche postiche. Ce personnage remuait continuellement les pieds sans presque bouger de place et conservait toujours un air sérieux en dansant. Il proférait certains sons d’une voix de basse enrouée, histoire de représenter par cet enrouement un journal connu. À ce masque faisaient vis-à-vis deux géants: KH et Z, ces lettres étaient cousues sur leurs fracs, mais que signifiaient-elles? – on n’en savait rien. L’ «honnête pensée russe» était personnifiée par un monsieur entre deux âges qui portait des lunettes, un frac, des gants et – des chaînes (de vraies chaînes). Cette pensée avait sous le bras un portefeuille contenant une sorte de «dossier». De la poche émergeait une lettre décachetée: c’était un certificat que quelqu’un avait envoyé de l’étranger pour attester à tous les sceptiques l’honnêteté de l’ «honnête pensée russe». Tout cela était expliqué de vive voix par les commissaires du bal, car il n’y avait pas moyen de déchiffrer le bout de lettre qui sortait de la poche. Dans sa main droite levée en l’air, l’ «honnête pensée russe» tenait une coupe, comme si elle eût voulu porter un toast. À sa droite et à sa gauche se trouvaient deux jeunes filles nihilistes, coiffées à la Titus, qui piétinaient sur place, et vis-à-vis dansait un autre vieux monsieur en habit, mais celui-ci était porteur d’une pesante massue, pour figurer le rédacteur en chef d’un terrible organe moscovite. «Numérote tes abatis», avait l’air de dire ce matamore. Toutefois, il avait beau être armé d’une massue, il ne pouvait soutenir le regard que l’ «honnête pensée russe» dirigeait obstinément sur lui à travers ses lunettes; il détournait les yeux, et, en esquissant un pas de deux, s’agitait, se tortillait, ne savait où se fourrer, – tant le tourmentait, évidemment, sa conscience… Du reste, je ne me rappelle pas toutes ces charges; elles n’étaient pas plus spirituelles les unes que les autres, si bien qu’à la fin je me sentis honteux d’assister à un pareil spectacle. Cette même impression de honte se reflétait sur tous les visages, sans en excepter ceux des individus hétéroclites qui étaient venus du buffet. Pendant un certain temps le public resta silencieux, se demandant avec irritation ce que cela voulait dire. Peu à peu les langues se délièrent.