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– Est-ce que je savais cela en entrant ici? Serais-je venue chez vous si je l’avais su? On m’avait dit que j’en avais encore pour dix jours! Où allez-vous donc? Où allez-vous donc? Voulez-vous bien ne pas sortir!

– Je vais chercher une accoucheuse! Je vendrai le revolver; maintenant c’est de l’argent qu’il faut avant tout.

– Gardez-vous bien de faire venir une accoucheuse, il ne me faut qu’une bonne femme, une vieille quelconque; j’ai huit grivnas dans mon porte-monnaie… À la campagne les paysannes accouchent sans le secours d’une sage-femme… Et si je crève, eh bien, ce sera tant mieux…

– Tu auras une bonne femme, et une vieille. Mais comment te laisser seule, Marie?

Pourtant, s’il ne la quittait pas maintenant, elle serait privée des soins d’une accoucheuse quand viendrait le moment critique. Cette considération l’emporta dans l’esprit de Chatoff sur tout le reste, et, sourd aux gémissements comme aux cris de colère de Marie, il descendit l’escalier de toute la vitesse de ses jambes.

III

En premier lieu il passa chez Kiriloff. Il pouvait être alors une heure du matin. L’ingénieur était debout au milieu de la chambre.

– Kiriloff, ma femme accouche!

– C'est-à-dire… comment?

– Elle accouche, elle va avoir un enfant.

– Vous… vous ne vous trompez pas?

– Oh! non, non, elle est dans les douleurs!… Il faut une femme, une vieille quelconque; cela presse… Pouvez-vous m’en procurer une maintenant? Vous aviez chez vous plusieurs vieilles…

– C’est grand dommage que je ne sache pas enfanter, répondit d’un air songeur Kiriloff, – c'est-à-dire, je ne regrette pas de ne pas savoir enfanter, mais de ne pas savoir comment il faut faire pour… Non, l’expression ne me vient pas.

– Vous voulez dire que vous ne sauriez pas vous-même assister une femme en couches, mais ce n’est pas cela que je vous demande, je vous prie seulement d’envoyer chez moi une bonne vieille, une garde-malade, une servante.

– Vous aurez une vieille, mais ce ne sera peut-être pas tout de suite. Si vous voulez, je puis, en attendant…

– Oh! c’est impossible; je vais de ce pas chez madame Virguinsky, l’accoucheuse.

– Une coquine!

– Oh! oui, Kiriloff, mais c’est la meilleure sage-femme de la ville! Oh! oui, tout cela se passera sans joie, sans piété; ce grand mystère, la venue au monde d’une créature nouvelle, ne sera saluée que par des paroles de dégoût et de colère, par des blasphèmes!… Oh! elle maudit déjà son enfant!…

– Si vous voulez, je…

– Non, non, mais en mon absence (oh! de gré ou de force je ramènerai madame Virguinsky!), venez de temps en temps près de mon escalier et prêtez l’oreille sans faire de bruit, seulement ne pénétrez pas dans la chambre, vous l’effrayeriez, gardez-vous bien d’entrer, bornez-vous à écouter… dans le cas où il arriverait un accident. Pourtant, s’il survenait quelque chose de grave, alors vous entreriez.

– Je comprends. J’ai encore un rouble d’argent. Tenez. Je voulais demain une poule, mais maintenant je ne veux plus. Allez vite, dépêchez-vous. J’aurai du thé toute la nuit.

Kiriloff n’avait aucune connaissance des projets formés contre Chatoff, il savait seulement que son voisin avait de vieux comptes à régler avec «ces gens-là». Lui-même s’était trouvé mêlé en partie à cette affaire par suite des instructions qui lui avaient été données à l’étranger (instructions, d’ailleurs très superficielles, car il n’appartenait qu’indirectement à la société), mais depuis quelque temps il avait abandonné toute occupation, à commencer par «l’œuvre commune», et il menait une vie exclusivement contemplative. Quoique Pierre Verkhovensky eût, au cours de la séance, invité Lipoutine à venir avec lui chez Kiriloff pour se convaincre qu’au moment voulu l’ingénieur endosserait l’ «affaire Chatoff», il n’avait cependant pas soufflé mot de ce dernier dans sa conversation avec Kiriloff. Jugeant sans doute imprudent de révéler ses desseins à un homme dont il n’était pas sûr, il avait cru plus sage de ne les lui faire connaître qu’après leur mise à exécution, c'est-à-dire le lendemain: quand ce sera chose faite, pensait Pierre Stépanovitch, Kiriloff prendra cela avec son indifférence accoutumée. Lipoutine avait fort bien remarqué le silence gardé par son compagnon sur l’objet même qui motivait leur visite chez l’ingénieur, mais il était trop troublé pour faire aucune observation à ce sujet.

Chatoff courut tout d’une haleine rue de la Fourmi; il maudissait la distance, et il lui semblait qu’il n’arriverait jamais.

Il dut cogner longtemps chez Virguinsky: tout le monde dans la maison était couché depuis quelques heures. Mais Chatoff n’y alla pas de main morte et frappa à coups redoublés contre le volet. Le chien de garde enchaîné dans la cour fit entendre de furieux aboiements auxquels répondirent ceux de tous les chiens du voisinage; ce fut un vacarme dans toute la rue.

À la fin le volet s’entr’ouvrit, puis la fenêtre, et Virguinsky lui-même prit la parole:

– Pourquoi faites-vous ce bruit? Que voulez-vous? demanda-t-il doucement à l’inconnu qui troublait le repos de sa maison.

– Qui est-là? Quel est ce drôle? ajouta avec colère une voix féminine.

La personne qui venait de prononcer ces mots était la vieille demoiselle, parente de Virguinsky.

– C’est moi, Chatoff; ma femme est revenue chez moi, et elle va accoucher d’un moment à l’autre.

– Eh bien, qu’elle accouche! Fichez le camp!

– Je suis venu chercher Arina Prokhorovna, et je ne m’en irai pas sans elle!

– Elle ne peut pas aller chez tout le monde. Elle ne visite la nuit qu’une clientèle particulière. Adressez-vous à madame Makchéeff et laissez-nous tranquilles! reprit la voix féminine toujours irritée.

De la rue on entendait Virguinsky parlementer avec la vieille fille pour lui faire quitter la place, mais elle ne voulait pas se retirer.

– Je ne m’en irai pas! répliqua Chatoff.

– Attendez, attendez donc! cria Virguinsky, après avoir enfin réussi à éloigner sa parente, – je vous demande cinq minutes, Chatoff, le temps d’aller réveiller Arina Prokhorovna, mais, je vous en prie, cessez de cogner et de crier ainsi… Oh! que tout cela est terrible!

Au bout de cinq minutes, – cinq siècles! – madame Virguinsky se montra à la fenêtre.

– Votre femme est revenue chez vous? questionna-t-elle d’un ton qui, au grand étonnement de Chatoff, ne trahissait aucune colère et n’était qu’impérieux; mais Arina Prokhorovna avait naturellement le verbe haut, en sorte qu’il lui était impossible de parler autrement.

– Oui, ma femme est revenue, et elle va accoucher.

– Marie Ignatievna?

– Oui, Marie Ignatievna. Ce ne peut être que Marie Ignatievna!

Il y eut un silence. Chatoff attendait. Dans la maison l’on causait à voix basse.

– Quand est-elle arrivée? demanda ensuite madame Virguinsky.

– Ce soir, à huit heures. Vite, je vous prie.

Nouveaux chuchotements; il semblait qu’on délibérât.

– Écoutez, vous ne vous trompez pas? C’est elle-même qui vous a envoyé chez moi?

– Non, ce n’est pas elle qui m’a envoyé chez vous: pour m’occasionner moins de frais, elle voudrait n’être assistée que par une bonne femme quelconque, mais ne vous inquiétez pas, je vous payerai.