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– C’est bien, j’irai, que vous me payiez ou non. J’ai toujours apprécié les sentiments indépendants de Marie Ignatievna, quoique peut-être elle ne se souvienne plus de moi. Avez-vous ce qu’il faut chez vous?

– Je n’ai rien, mais tout se trouvera, tout sera prêt, tout…

– «Il y a donc de la générosité même chez ces gens-là!» pensait Chatoff en se dirigeant vers la demeure de Liamchine. «Les opinions et l’homme sont, paraît-il, deux choses fort différentes. J’ai peut-être bien des torts envers eux!… Tout le monde a des torts, tout le monde, et… si chacun était convaincu de cela!…»

Chez Liamchine il n’eut pas à frapper longtemps. Le Juif sauta immédiatement à bas de son lit, et, pieds nus, en chemise, courut ouvrir le vasistas, au risque d’attraper un rhume, lui qui était toujours très soucieux de sa santé. Mais il y avait une cause particulière à cet empressement si étrange: pendant toute la soirée Liamchine n’avait fait que trembler, et jusqu’à ce moment il lui avait été impossible de s’endormir, tant il était inquiet depuis la séance; sans cesse il croyait voir arriver certains visiteurs dont l’apparition ne fait jamais plaisir. La nouvelle que Chatoff allait dénoncer les nôtres l’avait mis au supplice… Et voilà qu’il entendait frapper violemment à la fenêtre!…

Il fut si effrayé en apercevant Chatoff qu’il ferma aussitôt le vasistas et regagna précipitamment son lit. Le visiteur se mit à cogner et à crier de toutes ses forces.

– Comment osez-vous faire un pareil tapage au milieu de la nuit? gronda le maître du logis, mais, quoiqu’il essayât de prendre un ton menaçant, Liamchine se mourait de peur: il avait attendu deux minutes au moins avant de rouvrir le vasistas, et il ne s’y était enfin décidé qu’après avoir acquis la certitude que Chatoff était venu seul.

– Voilà le revolver que vous m’avez vendu; reprenez-le et donnez-moi quinze roubles.

– Qu’est-ce que c’est? Vous êtes ivre? C’est du brigandage; vous êtes cause que je vais prendre un refroidissement. Attendez, je vais m’envelopper dans un plaid.

– Donnez-moi tout de suite quinze roubles. Si vous refusez, je cognerai et je crierai jusqu’à l’aurore; je briserai votre châssis.

– J’appellerai la garde, et l’on vous conduira au poste.

– Et moi, je suis un muet, vous croyez? Je n’appellerai pas la garde? Lequel de nous deux doit la craindre, vous ou moi?

– Et vous pouvez avoir des principes si bas… Je sais à quoi vous faites allusion… Attendez, attendez, pour l’amour de Dieu, tenez-vous tranquille! Voyons, qui est-ce qui a de l’argent la nuit? Eh bien, pourquoi vous faut-il de l’argent, si vous n’êtes pas ivre?

– Ma femme est revenue chez moi. Je vous fais un rabais de dix roubles; je ne me suis pas servi une seule fois de ce revolver, reprenez-le tout de suite.

Machinalement Liamchine tendit la main par le vasistas et prit l’arme; il attendit un moment, puis soudain, comme ne se connaissant plus, il passa sa tête en dehors de la fenêtre et balbutia, tandis qu’un frisson lui parcourait l’épine dorsale:

– Vous mentez, votre femme n’est pas du tout revenue chez vous. C’est… c'est-à-dire que vous voulez tout bonnement vous sauver.

– Imbécile que vous êtes, où voulez-vous que je me sauve? C’est bon pour votre Pierre Stépanovitch de prendre la fuite; moi, je ne fais pas cela. J’ai été tout à l’heure trouver madame Virguinsky, la sage-femme, et elle a immédiatement consenti à venir chez moi. Vous pouvez vous informer. Ma femme est dans les douleurs, il me faut de l’argent; donnez-moi de l’argent!

Il se produisit comme une illumination subite dans l’esprit de Liamchine; les choses prenaient soudain une autre tournure, toutefois sa crainte était encore trop vive pour lui permettre de raisonner.

– Mais comment donc… vous ne vivez pas avec votre femme?

– Je vous casserai la tête pour de pareilles questions.

– Ah! mon Dieu, pardonnez-moi, je comprends, seulement j’ai été si abasourdi… Mais je comprends, je comprends. Mais… mais est-il possible qu’Arina Prokhorovna aille chez vous? Tout à l’heure vous disiez qu’elle y était allée? Vous savez, ce n’est pas vrai. Voyez, voyez, voyez comme vous mentez à chaque instant.

– Pour sûr elle est maintenant près de ma femme, ne me faites pas languir, ce n’est pas ma faute si vous êtes bête.

– Ce n’est pas vrai, je ne suis pas bête. Excusez-moi, il m’est tout à fait impossible…

Le Juif avait complètement perdu la tête, et, pour la troisième fois, il ferma la fenêtre, mais Chatoff se mit à pousser de tels cris qu’il la rouvrit presque aussitôt.

– Mais c’est un véritable attentat à la personnalité! Qu’exigez-vous de moi? allons, voyons, précisez. Et remarquez que vous venez me faire cette scène en pleine nuit!

– J’exige quinze roubles, tête de mouton!

– Mais je n’ai peut-être pas envie de reprendre ce revolver. Vous n’avez pas le droit de m’y forcer. Vous avez acheté l’objet – c’est fini, vous ne pouvez pas m’obliger à le reprendre. Je ne saurais pas, la nuit, vous donner une pareille somme; où voulez-vous que je la prenne?

– Tu as toujours de l’argent chez toi. Je t’ai payé ce revolver vingt-cinq roubles et je te le recède pour quinze, mais je sais bien que j’ai affaire à un Juif.

– Venez après-demain, – écoutez, après-demain matin, à midi précis, et je vous donnerai toute la somme; n’est-ce pas, c’est entendu?

Pour la troisième fois Chatoff cogna avec violence contre le châssis.

– Donne dix roubles maintenant, et cinq demain à la première heure.

– Non, cinq après-demain matin; demain je ne pourrais pas, je vous l’assure. Vous ferez mieux de ne pas venir.

– Donne dix roubles; oh! misérable!

– Pourquoi donc m’injuriez-vous comme cela? Attendez, il faut y voir clair; tenez, vous avez cassé un carreau… Qui est-ce qui injurie ainsi les gens pendant la nuit? Voilà!

Chatoff prit le papier que Liamchine lui tendait par la fenêtre; c’était un assignat de cinq roubles.

– En vérité, je ne puis pas vous donner davantage; quand vous me mettriez le couteau sous la gorge, je ne le pourrais pas; après-demain, oui, mais maintenant c’est impossible.

– Je ne m’en irai pas! hurla Chatoff.

– Allons, tenez, en voilà encore un, et encore un, mais c’est tout ce que je donnerai. À présent criez tant que vous voudrez, je ne donnerai plus rien; quoiqu’il advienne, vous n’aurez plus rien, plus rien, plus rien!

Il était furieux, désespéré, ruisselant de sueur. Les deux assignats qu’il venait encore de donner étaient des billets d’un rouble chacun. Chatoff se trouvait donc n’avoir obtenu en tout que sept roubles.

– Allons, que le diable t’emporte, je viendrai demain. Je t’assommerai, Liamchine, si tu ne me complètes pas la somme.

«Demain, je ne serai pas chez moi, imbécile!» pensa à part soi le Juif.

– Arrêtez! arrêtez! cria-t-il comme déjà Chatoff s’éloignait au plus vite. – Arrêtez, revenez. Dites-moi, je vous prie, c’est bien vrai que votre femme est revenue chez vous?

– Imbécile! répondit Chatoff en lançant un jet de salive, et il raccourut chez lui aussi promptement que possible.

IV

Arina Prokhorovna ne savait rien des dispositions arrêtées à la séance de la veille. Rentré chez lui fort troublé, fort abattu, Virguinsky n’avait pas osé confier à sa femme la résolution prise par les nôtres, mais il n’avait pu s’empêcher de lui répéter les paroles de Verkhovensky au sujet de Chatoff, tout en ajoutant qu’il ne croyait pas le moins du monde à ce prétendu projet de délation. Grande fut l’inquiétude d’ Arina Prokhorovna. Voilà pourquoi, lorsque Chatoff vint solliciter ses services, elle n’hésita pas à se rendre immédiatement chez lui, quoiqu’elle fût très fatiguée, un accouchement laborieux l’ayant tenue sur pied pendant toute la nuit précédente. Madame Virguinsky avait toujours été convaincue qu’ «une drogue comme Chatoff était capable d’une lâcheté civique»; mais l’arrivée de Marie Ignatievna présentait les choses sous un nouveau point de vue. L’émoi de Chatoff, ses supplications désespérées dénotaient un revirement dans les sentiments du traître: un homme décidé à se livrer pour perdre les autres n’aurait eu, semblait-il, ni cet air, ni ce ton. Bref, Arina Prokhorovna résolut de tout voir par ses propres yeux. Cette détermination fit grand plaisir à Virguinsky, – ce fut comme si on lui eût ôté de dessus la poitrine un poids de cinq pouds! Il se prit même à espérer: l’aspect du prétendu dénonciateur lui paraissait s’accorder aussi peu que possible avec les soupçons de Verkhovensky.