IV
Arina Prokhorovna ne savait rien des dispositions arrêtées à la séance de la veille. Rentré chez lui fort troublé, fort abattu, Virguinsky n’avait pas osé confier à sa femme la résolution prise par les nôtres, mais il n’avait pu s’empêcher de lui répéter les paroles de Verkhovensky au sujet de Chatoff, tout en ajoutant qu’il ne croyait pas le moins du monde à ce prétendu projet de délation. Grande fut l’inquiétude d’ Arina Prokhorovna. Voilà pourquoi, lorsque Chatoff vint solliciter ses services, elle n’hésita pas à se rendre immédiatement chez lui, quoiqu’elle fût très fatiguée, un accouchement laborieux l’ayant tenue sur pied pendant toute la nuit précédente. Madame Virguinsky avait toujours été convaincue qu’ «une drogue comme Chatoff était capable d’une lâcheté civique»; mais l’arrivée de Marie Ignatievna présentait les choses sous un nouveau point de vue. L’émoi de Chatoff, ses supplications désespérées dénotaient un revirement dans les sentiments du traître: un homme décidé à se livrer pour perdre les autres n’aurait eu, semblait-il, ni cet air, ni ce ton. Bref, Arina Prokhorovna résolut de tout voir par ses propres yeux. Cette détermination fit grand plaisir à Virguinsky, – ce fut comme si on lui eût ôté de dessus la poitrine un poids de cinq pouds! Il se prit même à espérer: l’aspect du prétendu dénonciateur lui paraissait s’accorder aussi peu que possible avec les soupçons de Verkhovensky.
Chatoff ne s’était pas trompé; lorsqu’il rentra dans ses pénates, Arina Prokhorovna était déjà près de Marie. Le premier soin de la sage-femme en arrivant avait été de chasser avec mépris Kiriloff qui faisait le guet au bas de l’escalier; ensuite elle s’était nommée à Marie, celle-ci ne semblant pas la reconnaître. Elle trouva la malade dans «une très vilaine position», c'est-à-dire irritable, agitée, et «en proie au désespoir le plus pusillanime». Mais dans l’espace de cinq minutes madame Virguinsky réfuta victorieusement toutes les objections de sa cliente.
– Pourquoi toujours rabâcher que vous ne voulez pas d’une accoucheuse chère? disait-elle au moment où entra Chatoff, – c’est une pure sottise, ce sont des idées fausses résultant de votre situation anormale. Avec une sage-femme inexpérimentée, une bonne vieille quelconque, vous avez cinquante chances d’accident, et, en ce cas, ce sera bien plus d’embarras, bien plus de dépenses que si vous aviez pris une accoucheuse chère. Comment savez-vous que je prends cher? Vous payerez plus tard, je ne salerai pas ma note, et je réponds du succès; avec moi vous ne mourrez pas, je ne connais pas cela. Quant à l’enfant, dès demain je l’enverrai dans un asile, ensuite à la campagne, et ce sera une affaire finie. Vous recouvrerez la santé, vous vous mettrez à un travail rationnel, et d’ici à très peu de temps vous indemniserez Chatoff de son hospitalité et de ses débours, lesquels d’ailleurs ne seront pas si considérables…
– Il ne s’agit pas de cela… Je n’ai pas le droit de déranger…
– Ce sont là des sentiments rationnels et civiques, mais soyez sûre que Chatoff ne dépensera presque rien si, au lieu d’être un monsieur fantastique, il veut se montrer quelque peu raisonnable. Il suffit qu’il ne fasse pas de bêtises, qu’il n’aille pas tambouriner à la porte des maisons et qu’il ne coure pas comme un perdu par toute la ville. Si on ne le retenait pas, il irait éveiller tous les médecins de la localité; quand il est venu me trouver, il a mis en émoi tous les chiens de la rue. Pas n’est besoin de médecins, j’ai déjà dit que je répondais de tout. À la rigueur on peut appeler une vieille femme, une garde-malade, cela ne coûte rien. Du reste, Chatoff lui-même est en mesure de rendre quelques services, il peut faire autre chose encore que des bêtises. Il a des bras et des jambes, il courra chez le pharmacien, sans que vous voyiez là un bienfait pénible pour votre délicatesse. En vérité, voilà un fameux bienfait! Si vous êtes dans cette situation, n’est-ce pas lui qui en est la cause? Est-ce que, dans le but égoïste de vous épouser, il ne vous a pas brouillée avec la famille qui vous avait engagée comme institutrice?… Nous avons entendu parler de cela… Du reste, lui-même tout à l’heure est accouru comme un insensé et a rempli toute la rue de ses cris. Je ne m’impose à personne, je suis venue uniquement pour vous, par principe, parce que tous les nôtres sont tenus de s’entraider; je le lui ai déclaré avant même de sortir de chez moi. Si vous jugez ma présence inutile, eh bien, adieu! Puissiez-vous seulement n’avoir pas à vous repentir de votre résolution!
Et elle se leva pour s’en aller.
Marie était si brisée, si souffrante, et, pour dire la vérité, l’issue de cette crise lui causait une telle appréhension, qu’elle n’eût pas le courage de renvoyer la sage-femme. Mais madame Virguinsky lui devint tout à coup odieuse: son langage était absolument déplacé et ne répondait en aucune façon aux sentiments de Marie. Toutefois la crainte de mourir entre les mains d’une accoucheuse inexpérimentée triompha des répugnances de la malade. Elle passa sa mauvaise humeur sur Chatoff qu’elle tourmenta plus impitoyablement que jamais par ses caprices et ses exigences. Elle en vint jusqu’à lui défendre non seulement de la regarder, mais même de tourner la tête de son côté. À mesure que les douleurs prenaient un caractère plus aigu, Marie se répandait en imprécations et en injures de plus en plus violentes.
– Eh! mais nous allons le faire sortir, observa Arina Prokhorovna, – il a l’air tout bouleversé, et, avec sa pâleur cadavérique, il n’est bon qu’à vous effrayer! Qu’est-ce que vous avez, dites-moi, plaisant original? Voilà une comédie!
Chatoff ne répondit pas; il avait résolu de garder le silence.
– J’ai vu des pères bêtes en pareil cas, ils perdaient aussi l’esprit, mais ceux-là du moins…
– Taisez-vous ou allez-vous-en, j’aime mieux crever! Ne dites plus un mot, je ne veux pas, je ne veux pas! cria Marie.
– Il est impossible de ne pas dire un mot, vous le comprendriez si vous n’étiez pas vous-même privée de raison. Il faut au moins parler de l’affaire: dites, avez-vous quelque chose de prêt? Répondez, vous, Chatoff, elle ne s’occupe pas de cela.
– Que faut-il, dites-moi?
– Alors, c’est que rien n’a été préparé.
Elle indiqua tout ce dont on avait besoin, et je dois ici rendre cette justice qu’elle se limita aux choses les plus indispensables. Quelques-unes se trouvaient dans la chambre. Marie tendit sa clef à son mari pour qu’il fouillât dans son sac de voyage. Comme les mains de Chatoff tremblaient, il mit beaucoup de temps à ouvrir la serrure. La malade se fâcha, mais Arina Prokhorovna s’étant vivement avancée vers Chatoff pour lui prendre la clef, Marie ne voulut pas permettre à la sage-femme de visiter son sac, elle insista en criant et en pleurant pour que son époux seul se chargeât de ce soin.
Il fallut aller chercher certains objets chez Kiriloff. Chatoff n’eut pas plus tôt quitté la chambre que sa femme le rappela à grands cris; il ne put la calmer qu’en lui disant pourquoi il sortait, et en lui jurant que son absence ne durerait pas plus d’une minute.
– Eh bien, vous êtes difficile à contenter, madame, ricana l’accoucheuse: – tout à l’heure la consigne était: tourne-toi du côté du mur et ne te permets pas de me regarder; à présent, c’est autre chose: ne t’avise pas de me quitter un seul instant, et vous vous mettez à pleurer. Pour sûr, il va penser quelque chose. Allons, allons, ne vous fâchez pas, je plaisante.
– Il n’osera rien penser.
– Ta-ta-ta, s’il n’était pas amoureux de vous comme un bélier, il n’aurait pas couru les rues à perdre haleine et fait aboyer tous les chiens de la ville. Il a brisé un châssis chez moi.