– Alors ce sera une œuvre de tendance, les faits seront groupés suivant une certaine idée préconçue, murmura-t-il sans relever la tête.
– Pas du tout; le groupement des faits ne doit accuser aucune tendance, il ne faut tendre qu’à l’impartialité.
– Mais la tendance n’est pas un mal, reprit Chatoff; d’ailleurs, il n’y a pas moyen de l’éviter du moment qu’on fait un choix. La manière dont les faits seront recueillis et distribués impliquera déjà une appréciation. Votre idée n’est pas mauvaise.
– Ainsi vous croyez qu’un pareil livre est possible? demanda Lisa toute contente.
– Il faut voir et réfléchir. C’est une très grosse affaire. On ne trouve rien du premier coup, et l’expérience est indispensable. Quand nous publierons le livre, c’est tout au plus si nous saurons comment il faut s’y prendre. On ne réussit qu’après plusieurs tâtonnements, mais il y a là une idée, une idée utile.
Lorsque enfin il releva la tête, ses yeux rayonnaient, tant était vif l’intérêt qu’il prenait à cette conversation.
– C’est vous-même qui avez imaginé cela? demanda-t-il à Lisa d’une voix caressante et un peu timide.
Elle sourit.
– Imaginer n’est pas difficile, le tout est d’exécuter. Je n’entends presque rien à ces choses-là et ne suis pas fort intelligente; je poursuis seulement ce qui est clair pour moi…
– Vous poursuivez?
– Ce n’est probablement pas le mot? questionna vivement la jeune fille.
– N’importe, ce mot-là est bon tout de même.
– Pendant que j’étais à l’étranger, je me suis figuré que je pouvais moi aussi rendre quelques services. J’ai de l’argent dont je ne sais que faire, pourquoi donc ne travaillerais-je pas comme les autres à l’œuvre commune? L’idée que je viens de vous exposer s’est offerte tout à coup à mon esprit, je ne l’avais pas cherchée du tout et j’ai été enchanté de l’avoir, mais j’ai reconnu aussitôt que je ne pouvais me passer d’un collaborateur, attendu que moi-même je ne sais rien. Naturellement ce collaborateur sera aussi mon associé dans la publication de l’ouvrage. Nous y serons chacun pour moitié: vous vous chargerez du plan et du travail, moi je fournirai, outre l’idée première, les capitaux que nécessite l’entreprise. Le livre couvrira les frais!
– Il se vendra, si nous parvenons à trouver un bon plan.
– Je vous préviens que ce n’est pas pour moi une affaire de lucre, mais je désire beaucoup que l’ouvrage ait du succès, et je serai fière s’il fait de l’argent.
– Eh bien, mais quel sera mon rôle dans cette combinaison?
– Je vous invite à être mon collaborateur… pour moitié. Vous trouverez le plan.
– Comment savez-vous si je suis capable de trouver un plan?
– On m’a parlé de vous, et j’ai entendu dire ici… je sais que vous êtes fort intelligent… que vous vous occupez de l’affaire et que vous pensez beaucoup. Pierre Stépanovitch Verkhovensky m’a parlé de vous en Suisse, ajouta-t-elle précipitamment. – C’est un homme très intelligent, n’est-il pas vrai?
Chatoff jeta sur elle un regard rapide, puis il baissa les yeux.
– Nicolas Vsévolodovitch m’a aussi beaucoup parlé de vous…
Chatoff rougit tout à coup.
– Du reste, voici les journaux, dit la jeune fille qui se hâta de prendre sur une chaise un paquet de journaux noués avec une ficelle, – j’ai essayé de noter ici les faits qu’on pourrait choisir et j’ai mis des numéros… vous verrez.
Le visiteur prit le paquet.
– Emportez cela chez vous, jetez-y un coup d’œil, où demeurez-vous?
– Rue de l’Épiphanie, maison Philipoff.
– Je sais. C’est là aussi, dit-on, qu’habite un certain capitaine Lébiadkine? reprit vivement Lisa.
Pendant toute une minute, Chatoff resta sans répondre, les yeux attachés sur le paquet.
– Pour ces choses-là vous feriez mieux d’en choisir un autre, moi je ne vous serai bon à rien, dit-il enfin d’un ton extrêmement bas.
Lisa rougit.
– De quelles choses parlez-vous? Maurice Nikolaïévitch! cria-t-elle, donnez-moi la lettre qui est arrivée ici tantôt.
Maurice Nikolaïévitch s’approcha de la table, je le suivis.
– Regardez cela, me dit-elle brusquement en dépliant la lettre avec agitation. Avez-vous jamais rien vu de pareil? Lisez tout haut, je vous prie; je tiens à ce que M. Chatoff entende.
Je lus à haute voix ce qui suit:
À LA PERFECTION DE MADEMOISELLE TOUCHINE
Mademoiselle Élisabeth Nikolaïevna
Ah! combien est charmante Élisabeth Touchine,
Quand, à côté de son parent,
D’un rapide coursier elle presse l’échine
Et que sa chevelure ondoie au gré du vent,
Ou quand avec sa mère on la voit au saint temple
Courber devant l’autel son visage pieux!
En rêvant à l’hymen alors je la contemple,
Et d’un regard mouillé je les suis toutes deux!
«Composé par un ignorant au cours d’une discussion.
«MADEMOISELLE,
– Je regrette on ne peut plus de n’avoir pas perdu un bras pour la gloire à Sébastopol, mais j’ai fait toute la campagne dans le service des vivres, ce que je considère comme une bassesse. Vous êtes une déesse de l’antiquité; moi, je ne suis rien, mais en vous voyant j’ai deviné l’infini. Ne regardez cela que comme des vers et rien de plus, car les vers ne signifient rien, seulement ils permettent de dire ce qui en prose passerait pour une impertinence. Le soleil peut-il se fâcher contre l’infusoire, si, dans la goutte d’eau où il se compte par milliers, celui-ci compose une poésie en son honneur? Même la Société protectrice des animaux, qui siège à Pétersbourg et qui s’intéresse au chien et au cheval, méprise l’humble infusoire, elle le dédaigne parce qu’il n’a pas atteint son développement. Moi aussi je suis resté à l’état embryonnaire. L’idée de m’épouser pourrait vous paraître bouffonne, mais j’aurai bientôt une propriété de deux cents âmes, actuellement possédée par un misanthrope, méprisez-le. Je puis révéler bien des choses et, grâce aux documents que j’ai en main, je me charge d’envoyer quelqu’un en Sibérie. Ne méprisez pas ma proposition. La lettre de l’infusoire, naturellement, est en vers.