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Le capitaine Lébiadkine, votre très obéissant ami, qui a des loisirs.»

– Cela a été écrit par un homme en état d’ivresse et par un vaurien! m’écriai-je indigné, – je le connais!

– J’ai reçu cette lettre hier, nous expliqua en rougissant Lisa, – j’ai compris tout de suite qu’elle venait d’un imbécile, et je ne l’ai pas montrée à maman, pour ne pas l’agiter davantage. Mais, s’il revient à la charge, je ne sais comment faire. Maurice Nikolaïévitch veut aller le mettre à la raison. Vous considérant comme mon collaborateur, dit-elle ensuite à Chatoff. – et sachant que vous demeurez dans la même maison que cet homme, je désirerais vous questionner à son sujet, pour être édifiée sur ce que je puis attendre de lui.

– C’est un ivrogne et un vaurien, fit en rechignant Chatoff.

– Est-ce qu’il est toujours aussi bête?

– Non, quand il n’a pas bu, il n’est pas absolument bête.

– J’ai connu un général qui faisait des vers tout pareils à ceux-là, observai-je en riant.

– Cette lettre même prouve qu’il n’est pas un niais, déclara soudain Maurice Nikolaïévitch qui jusqu’alors était resté silencieux.

– Il a, dit-on, une sœur avec qui il habite? demanda Lisa.

– Oui, il habite avec sa sœur.

– On dit qu’il la tyrannise, c’est vrai?

Chatoff jeta de nouveau sur la jeune fille un regard sondeur, quoique rapide.

– Est-ce que je m’occupe de cela? grommela-t-il en fronçant le sourcil, et il se dirigea vers la porte.

– Ah! attendez un peu! cria Lisa inquiète, – où allez-vous donc? Nous avons encore tant de points à examiner ensemble…

– De quoi parlerions-nous? Demain, je vous ferai savoir…

– Mais de la chose principale, de l’impression! Croyez bien que je ne plaisante pas, et que je veux sérieusement entreprendre cette affaire, assura Lisa dont l’inquiétude ne faisait que s’accroître. – Si nous nous décidons à publier l’ouvrage, où l’imprimerons-nous? C’est la question la plus importante, car nous n’irons pas à Moscou pour cela, et il est impossible de confier un tel travail à l’imprimerie d’ici. Depuis longtemps j’ai résolu de fonder un établissement typographique qui sera à votre nom, si vous y consentez. À cette condition, maman, je le sais, me laissera carte blanche…

– Pourquoi donc me supposez-vous capable d’être imprimeur? répliqua Chatoff d’un ton maussade.

– Pendant que j’étais en Suisse, Pierre Stépanovitch vous a désigné à moi comme un homme connaissant le métier d’imprimeur, et en état de diriger un établissement typographique. Il m’avait même donné un mot pour vous, mais je ne sais pas ce que j’en ai fait.

Chatoff, je me le rappelle maintenant, changea de visage. Au bout de quelques secondes, il sortit brusquement de la chambre.

Lisa se sentit prise de colère.

– Est-ce qu’il en va toujours ainsi? me demanda-t-elle. Je haussai les épaules; tout à coup Chatoff rentra, et alla droit à la table, sur laquelle il déposa le paquet de journaux qu’il avait pris avec lui:

– Je ne serai pas votre collaborateur, je n’ai pas le temps…

– Pourquoi donc? Pourquoi donc? Vous avez l’air fâché? fit Lisa d’un ton affligé et suppliant.

Le son de cette voix parut produire une certaine impression sur Chatoff; pendant quelques instants, il regarda fixement la jeune fille, comme s’il eût voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme.

– N’importe, murmura-t-il presque tout bas, – je ne veux pas…

Et il se retira cette fois pour tout de bon. Lisa resta positivement consternée; je ne comprenais même pas qu’un incident semblable pût l’affecter à ce point.

– C’est un homme singulièrement étrange! observa d’une voix forte Maurice Nikolaïévitch.

III

Certes, oui, il était «étrange», mais dans tout cela il y avait bien du louche, bien des sous-entendus. Décidément, je ne croyais pas à la publication projetée; ensuite la lettre du capitaine Lébiadkine, toute stupide qu’elle était, ne laissait pas de contenir une allusion trop claire à certaine dénonciation possible, appuyée sur des «documents»; personne pourtant n’avait relevé ce passage, on avait parlé de toute autre chose. Enfin cette imprimerie et le brusque départ de Chatoff dès les premiers mots prononcés à ce sujet? Toutes ces circonstances m’amenèrent à penser qu’avant mon arrivée il s’était passé là quelque chose dont on ne m’avait pas donné connaissance; que, par conséquent, j’étais de trop et que toutes ces affaires ne me regardaient pas. D’ailleurs, il était temps de partir, pour une première visite j’étais resté assez longtemps. Je me mis donc en devoir de prendre congé.

Elisabeth Nikolaïevna semblait avoir oublié ma présence dans la chambre. Toujours debout à la même place, près de la table, elle réfléchissait profondément, et, la tête baissée, tenait ses yeux fixés sur un point du tapis.

– Ah! vous vous en allez aussi, au revoir, fit-elle avec son affabilité accoutumée. – Remettez mes salutations à Stépan Trophimovitch, et engagez-le à venir me voir bientôt. Maurice Nikolaïévitch, Antoine Lavrentiévitch s’en va. Excusez maman, elle ne peut pas venir vous dire adieu…

Je sortis, et j’étais déjà en bas de l’escalier, quand un domestique me rejoignit sur le perron.

– Madame vous prie instamment de remonter…

– Madame, ou Élisabeth Nikolaïevna?

– Élisabeth Nikolaïevna.

Je trouvai Lisa non plus dans la grande salle où nous étions tout à l’heure, mais dans une pièce voisine. La porte donnant accès à cette salle, où il n’y avait plus maintenant que Maurice Nikolaïévitch, était fermée hermétiquement.

Lisa me sourit, mais elle était pâle. Debout au milieu de la chambre, elle semblait hésitante, travaillée par une lutte intérieure; tout à coup elle me prit par le bras, et, sans proférer un mot, m’emmena vivement près de la fenêtre.

– Je veux la voir sans délai, murmura-t-elle en fixant sur moi un regard ardent, impérieux, n’admettant pas l’ombre d’une réplique; – je dois la voir de mes propres yeux, et je sollicite votre aide.

Elle était dans un état d’exaltation qui rend capable de tous les coups de tête.

– Qui désirez-vous voir, Élisabeth Nikolaïevna? demandai-je effrayé.

– Cette demoiselle Lébiadkine, cette boiteuse… C’est vrai qu’elle est boiteuse?

Je restai stupéfait.

– Je ne l’ai jamais vue, mais j’ai entendu dire qu’elle l’est, on me l’a encore dit hier, balbutiai-je rapidement et à voix basse.

– Il faut absolument que je la voie. Pourriez-vous me ménager une entrevue avec elle aujourd’hui même?

Elle m’inspirait une profonde pitié.

– C’est impossible, et même je ne vois pas du tout comment je pourrais m’y prendre, répondis-je, – je passerai chez Chatoff…

– Si vous n’arrangez pas cela pour demain, j’irai moi-même chez elle, je m’y rendrai seule parce que Maurice Nikolaïévitch a refusé de m’accompagner. Je n’espère qu’en vous, je ne puis plus compter sur aucun autre; j’ai parlé bêtement à Chatoff… Je suis sûre que vous êtes un très honnête homme, peut-être m’êtes-vous dévoué, tâchez d’arranger cela.