J’éprouvais le plus vif désir de lui venir en aide par tous les moyens en mon pouvoir.
– Voici ce que je ferai, dis-je après un instant de réflexion, – je vais aller là-bas, et aujourd’hui pour sûr, je la verrai! Je ferai en sorte de la voir, je vous en donne ma parole d’honneur; seulement permettez-moi de mettre Chatoff dans la confidence de votre dessein.
– Dites-lui que j’ai ce désir et que je ne puis plus attendre, mais que je ne l’ai pas trompé tout à l’heure. S’il est parti, c’est peut-être parce qu’il est très honnête et qu’il a cru que je voulais le prendre pour dupe. Je lui ai dit la vérité; mon intention est, en effet, de publier un livre et de fonder une imprimerie.
– Il est honnête, fort honnête, confirmai-je avec chaleur.
– Du reste, si la chose n’est pas arrangée pour demain, j’irai moi-même, quoi qu’il advienne, dût toute la ville le savoir.
– Je ne pourrai pas être chez vous demain avant trois heures, observai-je.
– Eh bien, je vous attendrai à trois heures. Ainsi je ne m’étais pas trompée hier chez Stépan Trophimovitch en supposant que vous m’étiez quelque peu dévoué? ajouta-t-elle avec un sourire, puis elle me serra la main, et courut retrouver Maurice Nikolaïévitch.
Je sortis fort préoccupé de ma promesse; je ne comprenais rien à ce qui se passait. J’avais vu une femme au désespoir qui ne craignait pas de se compromettre en se confiant à un homme qu’elle connaissait à peine. Son sourire féminin dans un moment si difficile pour elle, et cette allusion aux sentiments qu’elle avait remarqués en moi la veille, avaient fait leur trouée dans mon cœur comme des coups de poignard, mais ce que j’éprouvais était de la pitié et rien de plus! Les secrets d’Élisabeth Nikolaïevna avaient pris soudain à mes yeux un caractère sacré, et si, en ce moment, on avait entrepris de me les révéler, je crois que je me serais bouché les oreilles pour ne pas en savoir davantage. Je pressentais seulement quelque chose… Avec tout cela je n’avais pas la moindre idée de la manière dont j’arrangerais cette entrevue. Tout mon espoir était dans Chatoff, bien que je pusse prévoir qu’il ne me serait d’aucune utilité. Néanmoins je courus chez lui.
IV
Je ne pus le trouver à son domicile que le soir vers huit heures. Chose qui m’étonna, il avait du monde: Alexis Nilitch et un autre monsieur que je connaissais un peu, un certain Chigaleff, frère de madame Virguinsky.
Ce Chigaleff était depuis deux mois l’hôte de notre ville; je ne sais d’où il venait; j’ai seulement entendu dire qu’il avait publié un article dans une revue progressiste de Pétersbourg. Virguinsky nous avait présentés l’un à l’autre par hasard, dans la rue. Je n’avais jamais vue de physionomie aussi sombre, aussi renfrognée, aussi maussade que celle de cet homme. Il avait l’air d’attendre la fin du monde pour demain à dix heures vingt-cinq. Dans la circonstance que je rappelle, nous nous parlâmes à peine et nous bornâmes à échanger une poignée de main avec la mine de deux conspirateurs. Chigaleff me frappa surtout par l’étrangeté de ses oreilles longues, larges, épaisses et très écartées de la tête. Ses mouvements étaient lents et disgracieux. Si Lipoutine rêvait pour un temps plus ou moins éloigné l’établissement d’un phalanstère dans notre province, celui-ci savait de science certaine le jour et l’heure où cet événement s’accomplirait. Il produisit sur moi une impression sinistre. Dans le cas présent, je fus d’autant plus étonné de le rencontrer chez Chatoff que ce dernier, en général, n’aimait pas les visites.
De l’escalier j’entendis le bruit de leur conversation; ils parlaient tous trois à la fois, et probablement se disputaient; mais à mon apparition ils se turent. Pendant la discussion ils s’étaient levés; lorsque j’entrai, tous s’assirent brusquement, si bien que je dus m’asseoir aussi. Durant trois minutes régna un silence bête. Quoique Chigaleff m’eût reconnu, il fit semblant de ne m’avoir jamais vu, – non par hostilité à mon égard, mais c’était son genre. Alexis Nilitch et moi, nous nous saluâmes sans nous rien dire et sans nous tendre la main. Chigaleff, fronçant le sourcil, se mit à me regarder d’un œil sévère, naïvement convaincu que j’allais décamper aussitôt. Enfin Chatoff se souleva légèrement sur son siège, les visiteurs se levèrent alors et sortirent sans prendre congé. Toutefois, sur le seuil, Chigaleff dit à Chatoff qui le reconduisait:
– Rappelez-vous que vous avez des comptes à rendre.
– Je me moque de vos comptes et je n’en rendrai à aucun diable, répondit Chatoff, après quoi il ferma la porte au crochet.
– Bécasseaux! fit-il en me regardant avec un sourire désagréable.
Son visage exprimait la colère, et je remarquai non sans étonnement qu’il prenait le premier la parole. Presque toujours, quand j’allais chez lui (ce qui, du reste, arrivait très rarement), il restait maussade dans un coin et répondait d’un ton fâché; à la longue seulement il s’animait et trouvait du plaisir à causer. En revanche, au moment des adieux, sa mine redevenait invariablement grincheuse, et, en vous reconduisant, il avait l’air de mettre à la porte un ennemi personnel.
– J’ai bu du thé hier chez cet Alexis Nilitch, observai-je; – il paraît avoir la toquade de l’athéisme.
– L’athéisme russe n’a jamais dépassé le calembour, grommela Chatoff en remplaçant par une bougie neuve le lumignon qui se trouvait dans le chandelier.
– Celui-là ne m’a pas fait l’effet d’un calembouriste, à peine sait-il parler le langage le plus simple.
– Ce sont des hommes de papier; tout cela vient du servilisme de la pensée, reprit Chatoff qui s’était assis sur une chaise dans un coin et tenait ses mains appuyées sur ses genoux.
– Il y a là aussi de la haine, poursuivit-il après une minute de silence; – ils seraient les premiers horriblement malheureux si, tout d’un coup, la Russie se transformait, même dans un sens conforme à leurs vues; si, de façon ou d’autre, elle devenait extrêmement riche et heureuse. Ils n’auraient plus personne à haïr, plus rien à conspuer! Il n’y a là qu’une haine bestiale, immense, pour la Russie, une haine qui s’est infiltrée dans l’organisme… Et c’est une sottise de chercher, sous le rire visible, des larmes invisibles au monde! La phrase concernant ces prétendues larmes invisibles est la plus mensongère qui ait encore été dite chez nous! vociféra-t-il avec une sorte de fureur.
– Allons, vous voilà parti! fis-je en riant.
Chatoff sourit à son tour.
– C’est vrai, vous êtes un «libéral modéré». Vous savez, j’ai peut-être eu tort de parler du «servilisme de la pensée», car vous allez sûrement me répondre: «Parle pour toi qui es né d’un laquais, moi je ne suis pas un domestique.»
– Je ne songeais pas du tout à vous répondre cela, comment pouvez-vous supposer une chose pareille?
– Ne vous excusez pas, je n’ai pas peur de ce que vous pouvez dire. Autrefois je n’étais que le fils d’un laquais, à présent je suis devenu moi-même un laquais, tout comme vous. Le libéral russe est avant tout un laquais, il ne pense qu’à cirer les bottes de quelqu’un.
– Comment, les bottes? Qu’est-ce que c’est que cette figure?
– Il n’y a point là de figure. Vous riez, je le vois… Stépan Trophimovitch ne s’est pas trompé en me représentant comme un homme écrasé sous une pierre dont il s’efforce de secouer le poids; la comparaison est très juste.