– Est-ce que tu as eu un enfant? dit Chatoff en me poussant du coude; il n’avait cessé de prêter la plus grande attention aux paroles de Marie Timoféievna.
– Comment donc! Un joli baby rose avec de si petits ongles… tout mon chagrin est de ne pouvoir me rappeler si c’était un garçon ou une fille. Après sa naissance, je l’ai enveloppé dans de la batiste et de la dentelle, j’ai noué de petits rubans roses tout autour, je l’ai couvert de fleurs, je l’ai bien pomponné; puis j’ai dit une prière au-dessus de lui et je l’ai emporté non baptisé à travers une forêt. J’ai peur dans les bois, et ce qui m’épouvante le plus, ce qui me fait surtout pleurer, c’est que j’ai eu un enfant sans connaître d’homme.
– Mais peut-être que tu as été mariée? hasarda Chatoff.
– Tu m’amuses, Chatouchka, avec ta supposition. Peut-être bien qu’en effet j’ai eu un mari, mais qu’importe, si c’est exactement comme si je n’en avais pas eu? Tiens, voilà une énigme qui n’est pas difficile, devine-là! répondit-elle en riant.
– Où donc as-tu porté ton enfant?
– Je suis allée le jeter dans un étang, soupira-t-elle.
Chatoff me donna encore un coup de coude.
– Mais si, par hasard, tu n’avais jamais eu d’enfant, si tout cela n’était que l’effet du délire? Hein?
En entendant émettre cette conjecture, mademoiselle Lébiadkine ne témoigna aucun étonnement.
– Tu me poses une question difficile, Chatouchka, reprit-elle d’un air pensif; – je ne te dirai rien à ce sujet, peut-être bien n’ai-je pas eu d’enfant; à mon avis, cela n’intéresse que ta curiosité, pour moi peu importe, je ne cesserai pas de le pleurer: ne l’ai-je pas vu en songe? Et de grosses larmes se montrèrent dans ses yeux. – Chatouchka, Chatouchka, est-ce vrai que ta femme t’a abandonné? continua-t-elle en lui mettant brusquement ses deux mains sur les épaules et en le considérant avec une expression de pitié. Ne te fâche pas, j’ai aussi mes peines. Sais-tu, Chatouchka? j’ai fait un rêve: il revient vers moi, il m’appelle de la voix et du geste: «Ma petite chatte, dit-il, viens près de moi!» J’ai été on ne peut plus contente en l’entendant me nommer sa «petite chatte»: il m’aime, je crois.
– Peut-être qu’il viendra aussi en réalité, murmura à demi-voix Chatoff.
– Non, Chatouchka, cela peut arriver en songe, mais pas en réalité. Tu connais la chanson:
Je n’ai pas besoin d’un palais,
Je resterai dans cette humble retraite,
Où je ne cesserai jamais
D’appeler les faveurs du Très-Haut sur ta tête.
– Oh! Chatouchka, Chatouchka, mon cher, pourquoi ne me demandes-tu jamais rien?
– Parce que tu ne répondrais pas, voilà pourquoi je m’abstiens de t’interroger.
– Je ne parlerai pas, je ne parlerai pas, me mit-on le couteau sur la gorge, je ne dirai rien, reprit vivement Marie Timoféievna. – On peut me brûler vive, on peut me faire souffrir tous les tourments, je me tairai, les gens ne sauront rien!
– Tu vois bien; à chacun ses affaires, observa Chatoff d’un ton plus bas encore.
– Pourtant, si tu me le demandais, peut-être que je parlerais, oui, peut-être! répéta-t-elle avec exaltation. – Pourquoi ne m’interroges-tu pas? Questionne-moi, questionne-moi gentiment, Chatouchka, peut-être que je te répondrai; supplie-moi, Chatouchka, afin que je consente… Chatouchka, Chatouchka!
Peine perdue, Chatouchka resta muet. Pendant une minute le silence régna dans la chambre. Des larmes coulaient sur les joues fardées de Marie Timoféievna; elle avait oublié ses mains sur les épaules de Chatoff, mais elle ne le regardait plus.