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Il se leva brusquement.

– Eh! qu’ai-je besoin de savoir tes affaires? Levez-vous donc! ajouta-t-il en s’adressant à moi, puis il tira violemment l’escabeau sur lequel j’étais assis et alla le reporter à son ancienne place.

– Quand il reviendra, il ne faut pas qu’il se doute de notre visite; maintenant il est temps de partir.

– Ah! tu parles encore de mon laquais! fit avec un rire subit mademoiselle Lébiadkine, – tu as peur! Eh bien, adieu, bons visiteurs; mais écoute une minute ce que je vais te dire. Tantôt ce Nilitch est arrivé ici avec Philippoff, le propriétaire, qui a une barbe rousse; mon laquais était en train de me maltraiter. Le propriétaire l’a saisi par les cheveux et l’a traîné ainsi à travers la chambre. Le pauvre homme criait: «Ce n’est pas ma faute, je souffre pour la faute d’un autre!» Tu ne saurais croire combien nous avons tous ri!…

– Eh! Timoféievna, ce n’est pas un homme à barbe rousse, c’est moi qui tantôt ai pris ton frère par les cheveux pour l’empêcher de te battre; quant au propriétaire, il est venu faire une scène chez vous avant-hier, tu as confondu.

– Attends un peu, en effet, j’ai confondu, c’est peut-être bien toi. Allons, à quoi bon discuter sur des vétilles? que ce soit celui-ci ou celui-là qui l’ait tiré par les cheveux, pour lui n’est-ce pas la même chose? dit-elle en riant.

– Partons, dit Chatoff qui me saisit soudain le bras, – la grand’porte vient de s’ouvrir; s’il nous trouve ici, il la rossera.

Nous n’avions pas encore eu le temps de monter l’escalier que, sous la porte cochère, se fit entendre un cri d’ivrogne, suivi de mille imprécations. Chatoff me poussa dans son logement, dont il ferma la porte.

– Il faut que vous restiez ici une minute, si vous ne voulez pas qu’il y ait une histoire. Il crie comme un cochon de lait, sans doute il aura encore bronché sur le seuil; chaque fois il pique un plat ventre.

Pourtant les choses ne se passèrent pas sans «histoire».

VI

Debout près de sa porte fermée, Chatoff prêtait l’oreille; tout à coup il fit un saut en arrière.

– Il vient ici, je m’en doutais! murmura-t-il avec rage, – à présent nous n’en serons pas débarrassé avant minuit.

Bientôt retentirent plusieurs coups de poing assénés contre la porte.

– Chatoff, Chatoff, ouvre! commença à crier le capitaine, – Chatoff, mon ami!…

Je suis venu te saluer,

Te r-raconter que le soleil est levé,

Que sous sa br-r-rûlante lumière

Le… bois… commence à tr-r-rssaillir;

Te raconter que je me suis éveillé, le diable t’emporte!

Que je me suis éveillé sous la feuillée…

– Chatoff, comprends-tu qu’il fait bon vivre en ce bas monde?

Ne répondez pas, me dit tout bas Chatoff.

– Ouvre donc! comprends-tu qu’il y a quelque chose au-dessus d’une rixe… parmi les humains? il y a les moments d’un noble personnage… Chatoff, je suis bon, je te pardonne… Chatoff, au diable les proclamations, hein?

Silence.

– Comprends-tu, âne, que je suis amoureux? J’ai acheté un frac, regarde un peu ce frac de l’amour, il a coûté quinze roubles; l’amour d’un capitaine doit se plier aux convenances mondaines… Ouvre! beugla tout à coup Lébiadkine, et de nouveau il cogna furieusement à la porte.

– Va-t’en au diable! cria brusquement Chatoff.

– Esclave! serf! Ta sœur aussi est une esclave et une serve… une voleuse!

– Et toi, tu as vendu ta sœur.

– Tu mens! Je subis une accusation calomnieuse quand je puis d’un seul mot… comprends-tu qui elle est?

– Qui est-elle? demanda Chatoff, et, curieux, il s’approcha de la porte.

– Le comprends-tu?

– Je le comprendrai quand tu me l’auras dit.

– J’oserai le dire! J’ose toujours tout dire en public!…

– C’est bien au plus si tu l’oseras, reprit Chatoff, qui espérait le faire parler en irritant son amour-propre, et il me fit signe d’écouter.

– Je n’oserai pas?

– Je ne le crois pas.

– Je n’oserai pas?

– Eh bien, parle, si tu ne crains pas les verges d’un barine… Tu es un poltron, tout capitaine que tu es!

– Je… je… elle… elle est… balbutia Lébiadkine d’une voix agitée et tremblante.

– Allons? dit Chatoff tendant l’oreille.

Il y eut au moins une demi-minute de silence.

– Gr-r-redin! vociféra enfin le capitaine derrière la porte, puis nous l’entendîmes descendre l’escalier; il soufflait comme un samovar et trébuchait contre chaque marche.

– Non, c’est un malin, même en état d’ivresse il sait se taire, observa Chatoff en s’éloignant de la porte.

– Qu’est-ce qu’il y a donc? demandai-je.

Chatoff fit un geste d’impatience; il ouvrit la porte, se mit à écouter sur le palier et descendit même quelques marches tout doucement; après avoir longtemps prêté l’oreille, il finit par rentrer.

– On n’entend rien, il a laissé sa sœur tranquille; à peine arrivé chez lui, il sera sans doute tombé comme une masse sur le plancher, et, maintenant, il dort. Vous pouvez vous en aller.

– Écoutez, Chatoff, que dois-je à présent conclure de tout cela?

– Eh! concluez ce que vous voudrez! me répondit-il d’une voix qui exprimait la lassitude et l’ennui, ensuite il s’assit devant son bureau.

Je me retirai. Dans mon esprit se fortifiait de plus en plus une idée invraisemblable. Je songeais avec inquiétude à la journée du lendemain…

VII

Cette journée du lendemain, – c'est-à-dire ce même dimanche où le sort de Stépan Trophimovitch devait être irrévocablement décidé, – est une des plus importantes que j’aie à mentionner dans ma chronique. Ce fut une journée pleine d’imprévu, qui dissipa les ténèbres sur plusieurs points et les épaissit sur d’autres, qui dénoua certaines complications et en fit naître de nouvelles. Dans la matinée, le lecteur le sait déjà, j’étais tenu d’accompagner mon ami chez Barbara Pétrovna, qui, elle-même, avait exigé ma présence, et, à trois heures de l’après-midi, je devais être chez Élisabeth Nikolaïevna pour lui raconter – je ne savais quoi, et l’aider – je ne savais comment. Toutes ces questions furent tranchées comme personne ne se serait attendu à ce qu’elles le fussent. En un mot, le hasard amena, durant cette journée, les rencontres et les événements les plus étranges.

Pour commencer, lorsque nous arrivâmes, Stépan Trophimovitch et moi, chez Barbara Pétrovna à midi précis, heure qu’elle nous avait fixée, nous ne la trouvâmes pas; elle n’était pas encore revenue de la messe. Mon pauvre ami était dans un tel état d’esprit que cette circonstance l’atterra; presque défaillant, il se laissa tomber sur un fauteuil du salon. Je l’engageai à boire un verre d’eau; mais, nonobstant sa pâleur et le tremblement de ses mains, il refusa avec dignité. Je ferai remarquer en passant que son costume se distinguait cette fois par une élégance extraordinaire: sa chemise de batiste brodée était presque une chemise de bal; il avait une cravate blanche, un chapeau neuf qu’il tenait à la main, des gants jaune paille, et il s’était tant soit peu parfumé. À peine fûmes-nous assis que parut Chatoff, introduit par le valet de chambre; il était clair que lui aussi avait reçu de Barbara Pétrovna une invitation en règle. Stépan Trophimovitch se leva à demi pour lui tendre la main, mais Chatoff, après nous avoir examinés attentivement tous les deux, alla s’asseoir dans un coin, sans même nous faire un signe de tête. Stépan Trophimovitch me regarda de nouveau d’un air inquiet.