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Il faut noter que, tout en étant devenue dans ces dernières années fort économe et même avare, Barbara Pétrovna ne laissait pas, à l’occasion de faire l’aumône d’une façon très large. Elle était membre d’une société de bienfaisance établie dans la capitale, et, récemment, lors d’une famine, elle avait envoyé à Pétersbourg cinq cents roubles pour les indigents. Enfin, tout dernièrement, avant la nomination du nouveau gouverneur, elle avait entrepris de créer chez nous un comité de dames charitables, afin de venir en aide aux femmes en couches les plus nécessiteuses de la ville et de la province. Notre société lui reprochait de faire le bien avec trop d’ostentation, mais la fougue de son caractère, jointe à une rare opiniâtreté, avaient presque triomphé de tous les obstacles; le comité était à peu près organisé, et l’idée primitive prenait des proportions de plus en plus vaste dans l’esprit enthousiasmé de la fondatrice; déjà elle rêvait d’établir une société semblable à Moscou et d’en étendre l’action dans toute la Russie. Les choses en étaient là, quand tout à coup, Von Lembke fut nommé gouverneur en remplacement d’Ivan Osipovitch. La nouvelle gouvernante ne tarda pas, dit-on, à s’exprimer en termes moqueurs au sujet des visées philanthropiques de Barbara Pétrovna, qui n’étaient, suivant elle, que d’ambitieuses chimères. Ces propos, considérablement amplifiés, comme il arrive toujours, furent rapportés à Barbara Pétrovna. Dieu seul connaît le fond des cœurs, mais je suppose que dans la circonstance présente, la générale était bien aise d’être ainsi arrêtée à la porte de la cathédrale sachant que la gouvernante passerait tout à l’heure à côté d’elle. «Tant mieux! devait-elle se dire, que tout le monde voie, qu’elle voie elle-même combien me sont indifférentes ses critiques sur ma façon de faire la charité!»

– Eh bien, ma chère, que demandez-vous? commença Barbara Pétrovna après avoir examiné plus attentivement la femme agenouillée devant elle.

Troublée, confuse, la solliciteuse regarda timidement celle qui lui parlait, puis tout à coup partit d’un éclat de rire.

– Qu’est-ce qu’elle a? Qui est-elle? fit la générale en promenant un regard interrogateur sur le groupe qui l’entourait.

Personne ne répondit.

– Vous êtes malheureuse? Vous avez besoin d’un secours?

– J’ai besoin… je suis venue… balbutia la «malheureuse» d’une voix entrecoupée. Je suis venue seulement pour vous baiser la main… Et elle se remit à rire. Avec le regard câlin des enfants qui veulent obtenir quelque chose, elle tendit le bras pour saisir la main de Barbara Pétrovna; ensuite, comme effrayée, elle ramena brusquement son bras en arrière.

– Vous n’êtes venue que pour cela? dit avec un sourire de compassion Barbara Pétrovna, et, tirant de son porte-monnaie de nacre un assignat de dix roubles, elle l’offrit à l’inconnue. Celle-ci le prit. Cette rencontre intriguait fort la générale, qui, évidemment, se doutait bien qu’elle n’avait pas affaire à une mendiante de profession.

– Eh! voyez donc, elle lui a donné dix roubles, remarqua quelqu’un dans la foule.

– Donnez-moi votre main, reprit d’une voix hésitante l’étrange créature qui serrait avec force entre les doigts de sa main gauche le billet qu’elle venait de recevoir. Comme elle ne le tenait que par un coin, l’assignat flottait au vent.

Barbara Pétrovna fronça le sourcil, et, d’un air sérieux, presque sévère, tendit sa main. La «malheureuse» la baisa avec le plus profond respect, tandis qu’une reconnaissance exaltée mettait une flamme dans ses yeux. Sur ces entrefaites s’approcha la gouvernante accompagnée d’un grand nombre de dames et de hauts fonctionnaires. Force fut à Julie Mikhaïlovna de s’arrêter durant une minute, tant était compact le groupe qui encombrait le parvis de la cathédrale.

– Vous tremblez, vous avez froid? observa soudain Barbara Pétrovna; puis se débarrassant de son bournous que le laquais saisit au vol, elle ôta de dessus ses épaules un châle noir d’un assez grand prix, et en enveloppa elle-même la solliciteuse toujours agenouillée.

– Mais levez-vous donc, levez-vous, je vous prie!

L’inconnue obéit.

– Où demeurez-vous? Se peut-il que personne ne sache où elle demeure? fit impatiemment la générale en promenant de nouveau ses yeux autour d’elle. Mais le rassemblement n’était plus composé des mêmes personnes que tout à l’heure; c’étaient maintenant des connaissances de Barbara Pétrovna, des gens du monde qui contemplaient cette scène, les uns d’un air aussi étonné que sévère, les autres avec une curiosité narquoise et l’espoir d’un petit scandale; plusieurs même commençaient à rire.

Parmi les assistants se trouvait notre respectable marchand Andréieff; il était là en costume russe, avec ses lunettes, sa barbe blanche et un chapeau rond qu’il tenait à la main.

– Je crois que cette personne est une Lébiadkine, dit enfin le brave homme en réponse à la question de Barbara Pétrovna; – elle habite dans la maison Philippoff, rue de l’Épiphanie.

– Lébiadkine? la maison Philippoff? J’en ai entendu parler… je vous remercie, Nikon Séménitch, mais qu’est-ce que c’est que Lébiadkine?

– Il se donne pour capitaine, c’est un homme inconsidéré, on peut le dire. Cette femme est certainement sa sœur; il faut croire qu’elle a réussi à tromper sa surveillance, reprit Nikon Séménitch en baissant la voix, et il adressa à Barbara Pétrovna un regard qui complétait sa pensée.

– Je vous comprends; merci, Nikon Séménitch. Ma chère, vous êtes madame Lébiadkine?

– Non, je ne suis pas madame Lébiadkine.

– Alors, c’est peut-être votre frère qui s’appelle Lébiadkine?

– Oui.

– Voici ce que je vais faire, je vais vous ramener chez moi, ma chère, et ensuite ma voiture vous remettra à votre domicile; vous voulez bien venir avec moi?

– Oh! oui, acquiesça Marie Timoféievna en frappant ses mains l’une contre l’autre.

– Tante, tante! Ramenez-moi aussi avec vous! cria Élisabeth Nikolaïevna.

Elle avait accompagné la gouvernante à la messe, tandis que sa mère, sur l’ordre du médecin, faisait une promenade en voiture et avait pris avec elle, pour se distraire, Maurice Nikolaïévitch. Lisa quitta brusquement Julie Mikhaïlovna et courut à Barbara Pétrovna.

– Ma chère, tu sais que je suis toujours bien aise de t’avoir, mais que dira ta mère? observa avec dignité la générale Stavroguine, qui toutefois se troubla soudain en voyant l’extrême agitation de Lisa.

– Tante, tante, il faut absolument que j’aille avec vous, supplia la jeune fille en embrassant Barbara Pétrovna.

– Mais qu’avez-vous donc, Lise? demanda en français la gouvernante étonnée.

Lisa revint rapidement auprès d’elle.

– Ah! pardonnez-moi, chère cousine, je vais chez ma tante.

Ce disant, Élisabeth Nikolaïevna embrassa par deux fois sa «chère cousine», désagréablement surprise.

– Dites aussi à maman de venir me chercher dans un instant chez ma tante; maman voulait absolument venir, elle me l’a dit elle-même tantôt, j’ai oublié de vous en parler, poursuivit précipitamment Lisa, – pardon, ne vous fâchez pas, Julie… chère cousine… tante, je suis à vous!