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– Si vous ne m’emmenez pas, tante, je courrai derrière votre voiture en criant tout le temps, murmura-t-elle avec un accent désespéré à l’oreille de Barbara Pétrovna. Ce fut encore heureux que personne ne l’entendît. Barbara Pétrovna recula d’un pas. Après un regard pénétrant jeté sur la folle jeune fille, elle se décida à emmener Lisa.

– Il faut mettre fin à cela, laissa-t-elle échapper. – Bien, je te prendrai volontiers avec moi, Lisa, ajouta-t-elle à haute voix, – naturellement, si Julie Mikhaïlovna le permet, acheva-t-elle se tournant d’un air plein de dignité vers la gouvernante.

– Oh! sans doute, je ne veux pas la priver de ce plaisir, d’autant plus que moi-même… répondit très aimablement celle-ci, – moi-même… je sais bien quelle petite tête fantasque et volontaire nous avons sur nos épaules (Julie Mikhaïlovna prononça ces mots avec un charmant sourire)…

– Je vous suis on ne peut plus reconnaissante, dit Barbara Pétrovna en s’inclinant avec une politesse de grande dame.

– Cela m’est d’autant plus agréable, balbutia Julie Mikhaïlovna sous l’influence d’une sorte de transport joyeux qui faisait même monter le rouge à ses joues, – qu’en dehors du plaisir d’aller chez vous, Lisa est en ce moment entraînée par un sentiment si beau, si élevé, puis-je dire… la pitié… (elle montra des yeux la «malheureuse»)… et… et sur le parvis même du temple…

– Cette manière de voir vous fait honneur, approuva majestueusement Barbara Pétrovna. La gouvernante tendit sa main avec élan. La générale Stavroguine ne se montra pas moins empressée à lui donner la sienne. L’impression produite fut excellente, plusieurs des assistants rayonnaient de satisfaction, des sourires courtisanesques apparaissaient sur quelques visages.

Bref, toute la ville découvrit soudain que ce n’était pas Julie Mikhaïlovna qui avait dédaigné jusqu’à présent de faire visite à Barbara Pétrovna, mais que c’était au contraire la seconde qui avait tenu la première à distance. Quand on fut convaincu que, sans la crainte d’être mise à la porte, la gouvernante serait allée chez la générale Stavroguine, le prestige de cette dernière se releva d’une façon incroyable.

– Prenez place, ma chère, dit Barbara Pétrovna à mademoiselle Lébiadkine en lui montrant la calèche qui s’était approchée; la «malheureuse» s’avança joyeusement vers la portière, et un laquais l’aida à monter.

– Comment! vous boitez! s’écria la générale épouvantée et elle pâlit. (Tous le remarquèrent alors, mais sans comprendre…)

La voiture partit. De la cathédrale à la maison de Barbara Pétrovna la distance était fort courte. À ce que me raconta plus tard Élisabeth Nikolaïevna, mademoiselle Lébiadkine ne cessa de rire nerveusement pendant les trois minutes que dura le trajet. Quant à Barbara Pétrovna, elle était «comme plongée dans un sommeil magnétique», suivant l’expression même de Lisa.

CHAPITRE V LE TRÈS SAGE SERPENT.

I

Barbara Pétrovna sonna et se laissa tomber sur un fauteuil près de la fenêtre.

– Asseyez-vous ici, ma chère, dit-elle à Marie Timoféievna en lui indiquant une place au milieu de la chambre, devant la grande table ronde; – Stépan Trophimovitch, qu’est-ce que c’est? Tenez, regardez cette femme, qu’est-ce que c’est?

– Je… je… commença péniblement Stépan Trophimovitch.

Entra un laquais.

– Une tasse de café, tout de suite, le plus tôt possible. Qu’on ne dételle pas.

– Mais, chère et excellente amie, dans quelle inquiétude… gémit d’une voix défaillante Stépan Trophimovitch.

– Ah! du français, du français! On voit tout de suite qu’on est ici dans le grand monde! s’écria en battant des mains Marie Timoféievna qui, d’avance, se faisait une joie d’assister à une conversation en français. Barbara Pétrovna la regarda presque avec effroi.

Nous attendions tous en silence le mot de l’énigme. Chatoff ne levait pas la tête, Stépan Trophimovitch était consterné comme s’il eût eu tous les torts; la sueur ruisselait sur ses tempes. J’observai Lisa (elle était assise dans un coin à très peu de distance de Chatoff). Le regard perçant de la jeune fille allait sans cesse de Barbara Pétrovna à la boiteuse et vice versa ; un mauvais sourire tordait ses lèvres. Barbara Pétrovna le remarqua. Pendant ce temps, Marie Timoféievna s’amusait fort bien. Nullement intimidée, elle prenait un vif plaisir à contempler le beau salon de la générale, – le mobilier, les tapis, les tableaux, les peintures du plafond, le grand crucifix de bronze pendu dans un coin, la lampe de porcelaine, les albums et le bibelot placés sur la table.

– Tu es donc ici aussi, Chatouchka? dit-elle tout à coup; – figure-toi, je te vois depuis longtemps, mais je me disais: Ce n’est pas lui! Par quel hasard serait-il ici? Et elle se mit à rire gaiement.

– Vous connaissez cette femme? demanda aussitôt Barbara Pétrovna à Chatoff.

– Je la connais, murmura-t-il; en faisant cette réponse il fut sur le point de se lever, mais il resta assis.

– Que savez-vous d’elle? Parlez vite, je vous prie!

– Eh bien, quoi?… répondit-il avec un sourire assez peu en situation, – vous le voyez vous-même.

– Qu’est-ce que je vois? Allons, dites quelque chose!

– Elle demeure dans la même maison que moi… avec son frère… un officier.

– Eh bien?

– Ce n’est pas la peine d’en parler… grommela-t-il, et il se tut.

– De vous, naturellement, il n’y a rien à attendre! reprit avec colère Barbara Pétrovna.

Elle voyait maintenant que tout le monde savait quelque chose, mais qu’on n’osait pas répondre à ses questions, qu’on voulait la laisser dans l’ignorance.

Le laquais revint, apportant sur un petit plateau d’argent la tasse de café demandée; il la présenta d’abord à sa maîtresse, qui lui fit signe de l’offrir à Marie Timoféievna.

– Ma chère, vous avez été transie de froid tantôt, buvez vite, cela vous réchauffera.

Marie Timoféievna prit la tasse et dit en français «merci» au domestique; puis elle se mit à rire à la pensée de l’inadvertance qu’elle venait de commettre, mais, rencontrant le regard sévère de Barbara Pétrovna, elle se troubla et posa la tasse sur la table.

– Tante, vous n’êtes pas fâchée? murmura-t-elle d’un ton enjoué.

Ces mots firent bondir sur son siège Barbara Pétrovna.

– Quoi? cria-t-elle en prenant son air hautain, – est-ce que je suis votre tante? Que voulez-vous dire par là?

Marie Timoféievna ne s’attendait pas à ce langage courroucé; un tremblement convulsif agita tout son corps, et elle se recula dans le fond de son fauteuil.

– Je… je pensais qu’il fallait vous appeler ainsi, balbutia-t-elle en regardant avec de grands yeux Barbara Pétrovna, – j’ai entendu Lisa vous donner ce nom.

– Comment? Quelle Lisa?

– Eh bien, cette demoiselle, répondit Marie Timoféievna en montrant du doigt Élisabeth Nikolaïevna.

– Ainsi, pour vous elle est déjà devenue Lisa?

– C’est vous-même qui tantôt l’avez appelée ainsi, reprit avec un peu plus d’assurance Marie Timoféievna. – Il me semble avoir vu en songe cette charmante personne, ajouta-t-elle tout à coup en souriant.