À la réflexion, Barbara Pétrovna se calma un peu; la dernière parole de mademoiselle Lébiadkine amena même un léger sourire sur ses lèvres. La folle s’en aperçut, se leva et de son pas boiteux s’avança timidement vers la générale.
– Prenez-le, j’avais oublié de vous le rendre, ne vous fâchez pas de mon impolitesse, dit-elle en se dépouillant soudain du châle noir que Barbara Pétrovna lui avait mis sur les épaules peu auparavant.
– Remettez-le tout de suite et gardez-le. Allez vous asseoir, buvez votre café, et, je vous en prie, n’ayez pas peur de moi, ma chère, rassurez-vous. Je commence à vous comprendre.
Stépan Trophimovitch voulut de nouveau prendre la parole:
– Chère amie…
– Oh! faites-nous grâce de vos discours, Stépan Trophimovitch; nous sommes déjà assez déroutés comme cela; si vous vous en mêlez, ce sera complet… Tirez, je vous en prie, le cordon de sonnette que vous avez près de vous, il communique avec la chambre des servantes.
Il y eut un silence. La maîtresse de la maison promenait sur chacun de nous un regard soupçonneux et irrité. Entra Agacha, sa femme de chambre favorite.
– Donne-moi le mouchoir à carreaux que j’ai acheté à Genève. Que fait Daria Pavlovna?
– Elle n’est pas très bien portante.
– Va la chercher. Dis-lui que je la prie instamment de venir malgré son état de santé.
En ce moment, des pièces voisines arriva à nos oreilles un bruit de pas et de voix semblable à celui de tout à l’heure, et soudain parut sur le seuil Prascovie Ivanovna. Elle était agitée et hors d’haleine; Maurice Nikolaïévitch lui donnait le bras.
– Oh! Seigneur, ce que j’ai eu de peine à me traîner jusqu’ici! Lisa, tu es folle d’en user ainsi avec ta mère! gronda-t-elle, mettant dans ce reproche une forte dose d’acrimonie, selon l’habitude des personnes faibles, mais irascibles.
– Matouchka, Barbara Pétrovna, je viens chercher ma fille chez vous!
La générale Stavroguine la regarda de travers, se leva à demi, et, d’un ton où perçait une colère mal contenue:
– Bonjour, Prascovie Ivanovna, dit-elle, fais-moi le plaisir de t’asseoir. J’étais sûre que tu viendrais.
II
Un pareil accueil n’avait rien qui pût surprendre Prascovie Ivanovna. Depuis l’enfance, Barbara Pétrovna avait toujours traité despotiquement son ancienne camarade de pension, et, sous prétexte d’amitié, elle lui témoignait un véritable mépris. Mais, actuellement, les deux dames se trouvaient vis-à-vis l’une de l’autre dans une situation particulière: elles étaient complètement brouillées depuis quelques jours. Barbara Pétrovna ignorait encore les causes de cette rupture qui, par suite, n’en était que plus offensante pour elle. D’ailleurs, avant même que les choses en vinssent là, Prascovie Ivanovna avait, contre sa coutume, pris une attitude fort hautaine à l’égard de son amie. Comme bien on pense, cela avait profondément ulcéré Barbara Pétrovna. D’un autre côté, il était arrivé jusqu’à elle certains bruits étranges qui l’irritaient surtout par leur caractère vague. Nature franche et droite, la générale Stavroguine ne pouvait souffrir les accusations sourdes et mystérieuses; elle leur préférait toujours la guerre ouverte. Quoi qu’il en soit, depuis cinq jours les deux dames avaient cessé de se voir. La dernière visite avait été faite par Barbara Pétrovna, qui était revenue de chez «la Drozdoff», cruellement blessée. Je crois pouvoir le dire sans crainte de me tromper, en ce moment Prascovie Ivanovna venait chez son amie, naïvement convaincue que celle-ci devait trembler devant elle; cela se voyait sur son visage. Or, Barbara Pétrovna devenait un démon d’orgueil dès qu’elle pouvait soupçonner que quelqu’un pensait la tenir à sa merci. Quant à Prascovie Ivanovna, comme beaucoup de personnes faibles qui se sont longtemps laissé fouler aux pieds sans mot dire, elle s’emportait avec une violence inouïe sitôt que les circonstances lui fournissaient l’occasion de prendre sa revanche. À présent, il est vrai, elle était souffrante, et la maladie la rendait toujours plus irritable. J’ajouterai enfin que notre présence dans le salon n’était pas faite pour imposer beaucoup de réserve aux deux camarades d’enfance et les empêcher de donner un libre cours à leurs ressentiments; nous étions tous plus ou moins des clients, des inférieurs devant qui elles n’avaient pas à se gêner. Stépan Trophimovitch, resté debout depuis l’arrivée de Barbara Pétrovna, s’affaissa sur un siège en entendant crier Prascovie Ivanovna et me jeta un regard désespéré. Chatoff fit brusquement demi-tour sur sa chaise et bougonna à part soi. Je crois qu’il avait envie de s’en aller. Lise se leva à demi, mais se rassit aussitôt, sans même écouter comme elle l’aurait dû la semonce maternelle. Évidemment, ce n’était pas le fait d’un «caractère obstiné», mais d’une préoccupation exclusive sous l’influence de laquelle elle se trouvait alors. La jeune fille regardait vaguement en l’air et avait même cessé de faire attention à Marie Timoféievna.
III
– Aïe, ici! fit Prascovie Ivanovna en indiquant un fauteuil près de la table, puis elle s’assit péniblement avec le secours de Maurice Nikolaïévitch; sans ses jambes, matouchka, je ne m’assiérais pas chez vous! ajouta-t-elle d’un ton fielleux.
Barbara Pétrovna leva un peu la tête, sa physionomie exprimait la souffrance; elle appliqua les doigts de sa main droite contre sa tempe, où elle sentait évidemment un tic douloureux.
– Qu’est-ce que tu dis, Prascovie Ivanovna? Pourquoi ne t’assiérais-tu pas chez moi? Ton défunt mari m’a témoigné toute sa vie une sincère amitié; toi et moi, à la pension, nous avons joué ensemble à la poupée, étant gamines.
Prascovie Ivanovna se mit à agiter les bras.
– J’en étais sûre! La pension vous sert toujours d’entrée en matière quand vous vous préparez à me dire des choses désagréables, c’est votre truc.
– Décidément, tu es mal disposée aujourd’hui; comment vont tes jambes? On va t’apporter du café, bois-en une tasse, je t’en prie, et ne te fâche pas.
– Matouchka, Barbara Pétrovna, vous me traitez tout à fait comme une petite fille. Je ne veux pas de café, voilà!
Et, quand le domestique s’approcha d’elle pour la servir, elle le repoussa d’un geste brutal. (Du reste, sauf Maurice Nikolaïévitch et moi, tout le monde refusa de prendre du café. Stépan Trophimovitch, qui en avait d’abord accepté, laissa sa tasse sur la table; Marie Timoféievna aurait bien voulu en avoir encore, déjà même elle tendait la main, mais le sentiment des convenances lui revint, et elle refusa, visiblement satisfaite de cette victoire sur elle-même.)
Un sourire venimeux plissa les lèvres de Barbara Pétrovna.
– Sais-tu une chose, ma chère Prascovie Ivanovna? Tu es sûrement venue ici avec une idée que tu t’es encore mise dans la tête. Toute ta vie tu n’as vécu que par l’imagination. Tout à l’heure, quand j’ai parlé de la pension, tu t’es fâchée, mais te rappelles-tu le jour où tu es venue raconter à toute la classe que le hussard Chablykine t’avait demandée en mariage? Madame Lefébure t’a alors convaincue de mensonge, et pourtant tu ne mentais pas, tu t’étais simplement fourré dans l’esprit une chimère qui te faisait plaisir. Eh bien, parle, qu’est-ce que tu as maintenant? Qu’as-tu encore imaginé pour être si mécontente?
– Et vous, à la pension, vous vous êtes amourachée du pope qui enseignait la loi divine, vous devez vous souvenir de cela aussi, puisque vous avez si bonne mémoire! ha, ha, ha!