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Au moment où il entrait comme une trombe dans le salon, il trébucha dès le seuil sur le tapis. Marie Timoféievna éclata de rire. Le capitaine lui lança un regard féroce et s’avança rapidement vers Barbara Pétrovna.

– Je suis venu, madame… commença-t-il d’une voix tonnante.

– Faites-moi le plaisir, monsieur, dit Barbara Pétrovna en se redressant, de vous asseoir là, sur cette chaise. Je vous entendrai fort bien de là, et je pourrai mieux vous voir.

Le capitaine s’arrêta, regarda devant lui d’un air hébété, mais revint sur ses pas et s’assit à la place indiquée, c'est-à-dire tout près de la porte. Sa physionomie était celle d’un homme qui joint à une grande défiance de lui-même une forte dose d’impudence et d’irascibilité. Il ne se sentait pas à son aise, cela était évident, mais, d’un autre côté, son amour-propre souffrait, et l’on pouvait prévoir que, le cas échéant, l’orgueil blessé ferait un effronté de ce timide. Conscient de sa gaucherie, il osait à peine bouger. Comme tout le monde l’a remarqué, la principale souffrance des messieurs de ce genre, quand par grand hasard ils apparaissent dans un salon, c’est de ne savoir que faire de leurs mains. Le capitaine, tenant dans les siennes son chapeau et ses gants, restait les yeux fixés sur le visage sévère de Barbara Pétrovna. Il aurait peut-être voulu regarder plus attentivement autour de lui, mais il ne pouvait encore s’y résoudre. Marie Timoféievna partit d’un nouvel éclat de rire, trouvant sans doute fort ridicule la contenance embarrassée de son frère. Celui-ci ne remua pas. Barbara Pétrovna eut l’inhumanité de le laisser ainsi sur les épines pendant toute une minute.

– D’abord, permettez-moi d’apprendre de vous-même votre nom, dit-elle enfin d’un ton glacial, après avoir longuement examiné le visiteur.

– Le capitaine Lébiadkine, répondit ce dernier de sa voix sonore; je suis venu, madame…

– Permettez! interrompit de nouveau Barbara Pétrovna, – cette malheureuse personne qui m’a tant intéressée est en effet votre sœur?

– Oui, madame; elle a échappé à ma surveillance, car elle est dans une position…

Il rougit soudain et commença à patauger.

– Entendez-moi bien, madame, un frère ne salira pas… dans une position, cela ne veut pas dire dans une position… qui entache la réputation… depuis quelques temps…

Il s’arrêta tout à coup.

– Monsieur! fit la maîtresse de la maison en relevant la tête.

– Voici dans quelle position elle est, acheva brusquement le visiteur, et il appliqua son doigt sur son front.

Il y eut un silence.

– Et depuis quand souffre-t-elle de cela? demanda négligemment Barbara Pétrovna.

– Madame, je suis venu vous remercier de la générosité dont vous avez fait preuve sur le parvis, je suis venu vous remercier à la russe, fraternellement…

– Fraternellement?

– C'est-à-dire, pas fraternellement, mais en ce sens seulement que je suis le frère de ma sœur, madame, et croyez, madame, poursuivit-il précipitamment, tandis que son visage devenait cramoisi, – croyez que je ne suis pas aussi mal élevé que je puis le paraître à première vue dans votre salon. Ma sœur et moi, nous ne sommes rien, madame, comparativement au luxe que nous remarquons ici. Ayant, de plus, des calomniateurs… Mais Lébiadkine tient à sa réputation, madame, et… et… je suis venu vous remercier… Voilà l’argent, madame!

Sur ce, il tira de sa poche un portefeuille et y prit une liasse de petites coupures qu’il se mit à compter. Mais l’impatience faisait trembler ses doigts, d’ailleurs lui-même sentait qu’il avait l’air encore plus bête avec cet argent dans les mains. Aussi se troubla-t-il définitivement; pour l’achever un billet de banque vert s’échappa du portefeuille et s’envola sur le tapis.

– Vingt roubles, madame, dit le capitaine dont le visage ruisselait de sueur, et, sa liasse de papier-monnaie à la main, il s’avança vivement vers la maîtresse de la maison. Apercevant le billet de banque tombé par terre, il se baissa d’abord pour le ramasser, puis il rougit de ce premier mouvement et, avec un geste d’indifférence:

– Ce sera pour vos gens, madame, dit-il, – pour le laquais qui le ramassera; il se souviendra de Lébiadkine.

– Je ne puis permettre cela, se hâta de répondre Barbara Pétrovna un peu inquiète.

– En ce cas…

Il ramassa l’assignat, devint pourpre, et, s’approchant brusquement de son interlocutrice, lui tendit l’argent qu’il venait de compter.

– Qu’est-ce que c’est? s’écria-t-elle positivement effrayée cette fois, et elle se recula même dans son fauteuil. Maurice Nikolaïévitch, Stépan Trophimovitch et moi, nous nous avançâmes aussitôt vers elle.

– Calmez-vous, calmez-vous, je ne suis pas fou, je vous assure que je ne suis pas fou! répétait à tout le monde le capitaine fort agité.

– Si, monsieur, vous avez perdu l’esprit.

– Madame, tout cela n’est pas ce que vous pensez! Sans doute je suis un insignifiant chaînon… Oh! madame, somptueuse est votre demeure, tandis que bien pauvre est celle de Marie l’Inconnue, ma sœur, née Lébiadkine, mais que nous appellerons pour le moment Marie l’Inconnue, en attendant, madame, en attendant seulement, car Dieu ne permettra pas qu’il en soit toujours ainsi! Madame, vous lui avez donné dix roubles, et elle les a reçus, mais parce qu’ils venaient de vous, madame! Écoutez, madame! De personne au monde cette Marie l’Inconnue n’acceptera rien, autrement frémirait dans la tombe l’officier d’état-major, son grand-père, qui a été tué au Caucase sous les yeux même d’Ermoloff, mais de vous, madame, de vous elle acceptera tout. Seulement, si d’une main elle reçoit, de l’autre elle vous offre vingt roubles sous forme de don à l’un des comités philanthropiques dont vous êtes membre, madame… car vous-même, madame, avez fait insérer dans la Gazettede Moscou un avis comme quoi l’on peut souscrire ici chez vous au profit d’une société de bienfaisance…

Le capitaine s’interrompit tout à coup; il respirait péniblement, comme après l’accomplissement d’une tâche laborieuse. La phrase sur la société de bienfaisance avait été probablement préparée d’avance, peut-être dictée par Lipoutine. Le visiteur était en nage. Barbara Pétrovna fixa sur lui un regard pénétrant.

– Le livre se trouve toujours en bas chez mon concierge, répondit-elle sévèrement, – vous pouvez y inscrire votre offrande, si vous voulez. En conséquence, je vous prie maintenant de serrer votre argent et de ne pas le brandir en l’air. C’est cela. Je vous prie aussi de reprendre votre place. C’est cela. Je regrette fort, monsieur, de m’être trompée sur le compte de votre sœur et de lui avoir fait l’aumône, alors qu’elle est si riche. Il y a seulement un point que je ne comprends pas: pourquoi de moi seule peut-elle accepter quelque chose, tandis qu’elle ne voudrait rien recevoir des autres? Vous avez tellement insisté là-dessus que je désire une explication tout à fait nette.