– Madame, c’est un secret qui ne peut être enseveli que dans la tombe! reprit le capitaine.
– Pourquoi donc? demanda Barbara Pétrovna d’un ton qui semblait déjà un peu moins ferme.
– Madame, madame!…
S’enfermant dans un sombre silence, il regardait à terre, la main droite appuyée sur son cœur. Barbara Pétrovna attendait, sans le quitter des yeux.
– Madame, cria-t-il tout à coup, – me permettez-vous de vous faire une question, une seule, mais franchement, ouvertement, à la russe?
– Parlez.
– Avez-vous souffert dans votre vie, madame?
– Vous voulez dire simplement que vous avez souffert ou que vous souffrez par le fait de quelqu’un?
– Madame, madame! Dieu lui-même, au jugement dernier, s’étonnera de tout ce qui a bouillonné dans ce cœur! répliqua le capitaine en se frappant la poitrine.
– Hum, c’est beaucoup dire.
– Madame, je me sers peut-être d’expressions trop vives…
– Ne vous inquiétez pas, je saurai vous arrêter moi-même quand il le faudra.
– Puis-je vous soumettre encore une question, madame?
– Voyons?
– Peut-on mourir par le seul fait de la noblesse de son âme?
– Je n’en sais rien, je ne me suis jamais posé cette question.
– Vous n’en savez rien! Vous ne vous êtes jamais posé cette question! cria Lébiadkine avec une douloureuse ironie; – eh bien, puisqu’il en est ainsi, puisqu’il en est ainsi, -
Tais-toi, cœur sans espoir!
Et il s’allongea un violent coup de poing dans la poitrine.
Ensuite il commença à se promener dans la chambre. Le trait caractéristique de ces gens-là est une complète impuissance à refouler en soi leurs désirs: ceux-ci à peine conçus tendent irrésistiblement à se manifester, et souvent au mépris de toutes les convenances. Hors de son milieu, un monsieur de ce genre commencera d’ordinaire par se sentir gêné, mais, pour peu que vous lui lâchiez la bride, il deviendra tout de suite insolent. Le capitaine fort échauffé allait çà et là en gesticulant, il n’écoutait pas ce qu’on lui disait, et parlait avec une telle rapidité que parfois il bredouillait; alors, sans achever sa phrase, il en commençait une autre. À la vérité, il était peut-être en partie sous l’influence d’une sorte d’ivresse: dans le salon se trouvait Élisabeth Nikolaïevna qu’il ne regardait pas, mais dont la présence devait suffire pour lui tourner la tête. Du reste, ce n’est là qu’une supposition de ma part. Sans doute Barbara Pétrovna avait ses raisons pour triompher de son dégoût et consentir à entendre un pareil homme. Prascovie Ivanovna était toute tremblante, bien que, à vrai dire, elle ne parût pas savoir au juste de quoi il s’agissait. Stépan Trophimovitch tremblait aussi, mais lui c’était, au contraire, parce qu’il croyait trop bien comprendre. Maurice Nikolaïévitch semblait être là comme un ange tutélaire; Lisa était pâle, et ses yeux grands ouverts ne pouvaient se détacher de l’étrange capitaine. Chatoff avait toujours la même attitude; mais, chose plus surprenante que tout le reste, la gaieté de Marie Timoféievna avait fait place à la tristesse; le coude droit appuyé sur la table, la folle, pendant que son frère pérorait, ne cessait de le considérer d’un air chagrin. Seule, Daria Pavlovna me parut calme.
À la fin, Barbara Pétrovna se fâcha:
– Toutes ces allégories ne signifient rien, vous n’avez pas répondu à ma question: «Pourquoi?» J’attends impatiemment une réponse.
– Je n’ai pas répondu au «pourquoi?» Vous attendez une réponse au «pourquoi?» reprit le capitaine avec un clignement d’yeux; – ce petit mot «pourquoi?» est répandu dans tout l’univers depuis la naissance du monde, madame; à chaque instant toute la nature crie à son créateur «pourquoi?» et voilà sept mille ans qu’elle attend en vain une réponse. Se peut-il que le capitaine Lébiadkine seul réponde à cette question et que sa réponse soit juste, madame?
– Tout cela est absurde et ne rime à rien! répliqua Barbara Pétrovna irritée, – ce sont des allégories; de plus, vous parlez trop pompeusement, monsieur, ce que je considère comme une impertinence.
– Madame, poursuivit le capitaine sans l’écouter, – je désirerais peut-être m’appeler Ernest, et pourtant je suis condamné à porter le vulgaire nom d’Ignace, – pourquoi cela, selon vous? Je voudrais pouvoir m’intituler prince de Montbar, et je ne suis que Lébiadkine tout court, – pourquoi cela? Je suis poète, madame, poète dans l’âme, je pourrais recevoir mille roubles d’un éditeur, et cependant je suis forcé de vivre dans un taudis, pourquoi? pourquoi? Madame, à mon avis, la Russie est un jeu de la nature, rien de plus!
– Décidément vous ne pouvez rien dire de plus précis?
– Je puis vous réciter une poésie, le Cancrelas, madame!
– Quoi?
– Madame, je ne suis pas encore fou! Je le deviendrai certainement, mais je ne le suis pas encore! Madame, un de mes amis, un homme très noble, a écrit une fable de Kryloff, intitulée le Cancrelas, puis-je vous en donner connaissance?
– Vous voulez réciter une fable de Kryloff?
– Non, ce n’est pas une fable de Kryloff que je veux réciter, mais une fable de moi, de ma composition. Croyez-le bien, madame, je ne suis ni assez inculte, ni assez abruti pour ne pas comprendre que la Russie possède dans Kryloff un grand fabuliste à qui le ministre de l’instruction publique a érigé un monument dans le Jardin d’Été. Tenez, madame, vous demandez: «pourquoi?» La réponse est au fond de cette fable, en lettres de feu!
– Récitez votre fable!
Il existait sur la terre
Un modeste cancrelas;
Un jour le pauvret, hélas!
Se laissa choir dans un verre
Or, ce verre était rempli
D’un aliment pour les mouches…
– Seigneur, qu’est-ce que c’est que ça? s’écria Barbara Pétrovna.
– En été, quand on veut prendre des mouches, on met dans un verre un aliment dont elles sont friandes, se hâta d’expliquer le capitaine avec la mauvaise humeur d’un auteur troublé dans sa lecture, – n’importe quel imbécile comprendra, n’interrompez pas, n’interrompez pas, vous verrez, vous verrez…
À cette vue, un grand cri,
S’adressant à Jupiter,
Sort aussitôt de leurs bouches
«Ne peux-tu donc pas ôter
«Ces intrus de votre verre?»
Arrive un vieillard sévère,
Le très noble Nikifor.
– Je n’ai pas encore fini, mais cela ne fait rien, je vais vous raconter le reste en prose: Nikifor prend le verre, et, sans s’inquiéter des cris, jette les mouches, le cancrelas et tout le tremblement dans le bac aux ordures, ce qu’il aurait fallu faire depuis longtemps. Mais remarquez, remarquez, madame, que le cancrelas ne murmure pas! Voilà la réponse à votre question, ajouta le capitaine en élevant la voix avec un accent de triomphe: «le cancrelas ne murmure pas!» – Quant à Nikifor, il représente la nature, acheva-t-il rapidement, et, enchanté de lui-même, il reprit sa promenade dans la chambre.