– Permettez-moi de vous demander, dit Barbara Pétrovna outrée de colère, – comment vous avez osé accuser une personne appartenant à ma maison d’avoir détourné une partie de l’argent à vous envoyé par Nicolas Vsévolodovitch.
– Calomnie! vociféra Lébiadkine avec un geste tragique.
– Non, ce n’est pas une calomnie.
– Madame, dans certaines circonstances on se résigne à subir un déshonneur domestique, plutôt que de proclamer hautement la vérité. Lébiadkine se taira, madame!
Sentant sa position très forte, il était comme grisé par la conscience de ses avantages sur son interlocutrice; il éprouvait un besoin de blesser, de salir, de montrer sa puissance.
– Sonnez, s’il vous plait, Stépan Trophimovitch, dit Barbara Pétrovna.
– Lébiadkine n’est pas un niais, madame! continua le capitaine en clignant de l’œil avec un vilain sourire, – c’est un malin, mais chez lui aussi un vestibule est ouvert aux passions! Et ce vestibule, c’est la vieille bouteille du hussard, chantée par Denis Davydoff. Voilà, quand il est dans ce vestibule, madame, il lui arrive d’envoyer une lettre en vers, lettre très noble, mais qu’il voudrait ensuite n’avoir pas écrite; oui, il donnerait, pour la ravoir, les larmes de toute sa vie, car le sentiment du beau y est blessé. Malheureusement, lorsque l’oiseau a pris son vol, on ne peut pas le saisir par la queue! Eh bien, dans ce vestibule, madame, sous le coup de la généreuse indignation éveillée en lui par les affronts dont il est abreuvé, Lébiadkine a pu aussi s’exprimer en termes inconsidérés sur le compte d’une noble demoiselle, et ses calomniateurs en ont profité. Mais Lébiadkine est rusé, madame! En vain un loup sinistre l’obsède continuellement et ne cesse de lui verser à boire, espérant le faire parler: Lébiadkine se tait, et, au fond de la bouteille, ce qui chaque fois se rencontre au lieu du mot attendu, c’est – la ruse de Lébiadkine! Mais assez, oh! assez! Madame, votre somptueuse habitation pourrait appartenir au plus noble des êtres, mais le cancrelas ne murmure pas! Remarquez donc, remarquez enfin qu’il ne murmure pas, et reconnaissez sa grandeur d’âme!
En bas, dans la loge du concierge, se fit entendre un coup de sonnette, et presque au même instant se montra Alexis Égoritch que Stépan Trophimovitch avait sonné tout à l’heure. Le vieux domestique aux allures si correctes était en proie à une agitation extraordinaire.
– Nicolas Vsévolodovitch vient d’arriver, et il sera ici dans un moment, déclara-t-il en réponse au regard interrogateur de sa maîtresse.
Je me rappelle très bien comment Barbara Pétrovna accueillit cette nouvelle: d’abord elle pâlit, mais soudain ses yeux étincelèrent. Elle se redressa sur son fauteuil, et son visage prit une expression d’énergie qui frappa tout le monde. Outre que l’arrivée de Nicolas Vsévolodovitch était complètement imprévue, puisqu’on ne l’attendait pas avant un mois, cet événement, dans les conjonctures présentes, semblait un véritable coup de la fatalité. Le capitaine lui-même s’arrêta, comme pétrifié, au milieu de la chambre, et resta bouche béante, regardant la porte d’un air extrêmement bête.
Dans la pièce voisine retentirent des pas légers et rapides, puis quelqu’un fit brusquement irruption dans le salon, mais ce n’était pas Nicolas Vsévolodovitch.
V
Je demande la permission de décrire en quelques mots ce visiteur inattendu. C’était un jeune homme de vingt-sept ans environ, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, aux cheveux blonds, clairsemés et assez longs, avec un soupçon de moustaches et de barbiche. Il était vêtu proprement et même à la mode, mais sans recherche. À première vue, il paraissait voûté et lent dans ses mouvements, quoiqu’il ne fût ni l’un ni l’autre. Il avait aussi un faux air d’excentrique; pourtant, quand on le connut chez nous, on fut unanime à trouver ses manières très convenables et son langage des plus sérieux.
Personne ne le disait laid, mais sa figure ne plaisait à personne. Sa tête était allongée vers la nuque et comme aplatie sur les côtés, disposition qui prêtait à son visage quelque chose d’anguleux. Il avait le front haut et étroit, l’œil perçant, le nez petit et pointu, les lèvres longues et minces. Avec le pli sec qui se remarquait sur ses joues et autour de ses pommettes, il donnait l’impression d’un convalescent à peine remis d’une maladie grave, mais ce n’était qu’une apparence: en réalité, il se portait à merveille et n’avait même jamais été malade.
Sans être pressé, il marchait précipitamment. Il semblait que rien ne pût le troubler. Dans quelques circonstances, dans quelque société qu’il se trouvât, il conservait une assurance imperturbable. À son insu, il possédait une dose énorme de présomption.
Extraordinairement disert, il parlait avec une volubilité qui ne nuisait, d’ailleurs, ni à la netteté, ni à la distinction de son débit. Sa parole abondante était en même temps d’une clarté, d’une précision et d’une justesse remarquables. D’abord on l’écoutait avec plaisir, mais ensuite cette élocution facile et toujours prête éveillait des idées désagréables dans l’esprit de l’auditeur: on se demandait quelle conformation étrange devait avoir la langue d’un monsieur si loquace.
Dès son entrée dans le salon, ce jeune homme donna cours à sa faconde, je crois même qu’il entra en continuant un speech commencé dans la pièce voisine. En un clin d’œil il fut devant Barbara Pétrovna et se mit à dégoiser:
– Figurez-vous, Barbara Pétrovna, j’entre croyant le trouver ici depuis un quart-d’heure déjà; il y a une heure et demie qu’il est arrivé, nous avons été ensemble chez Kiriloff; voilà une demi-heure qu’il l’a quitté pour venir directement ici où il m’avait donné rendez-vous dans un quart d’heure…
– Mais qui? demanda Barbara Pétrovna, – qui vous a donné rendez-vous ici?
– Eh bien, Nicolas Vsévolodovitch! se peut-il que vous ignoriez encore son arrivée? Son bagage, du moins, doit être ici depuis longtemps, comment donc ne vous a-t-on rien dit? Alors, je suis le premier à vous donner cette nouvelle. On pourrait l’envoyer chercher, mais, du reste, il va venir lui-même tout à l’heure, il viendra à coup sûr, et, autant que j’en puis juger, le moment sera des mieux choisis, ajouta le visiteur, tandis que ses yeux parcouraient la chambre et s’arrêtaient avec une attention particulière sur le capitaine.
– Ah! Élisabeth Nikolaïevna, que je suis aise de vous rencontrer dès mon premier pas! Enchanté de vous serrer la main! Et il s’élança vers Lisa pour saisir la main que la jeune fille lui tendait avec un gai sourire. – À ce qu’il me semble, la très honorée Prascovie Ivanovna n’a pas oublié non plus son «professeur», et même elle n’est pas fâchée contre lui, comme elle l’était toujours en Suisse. Mais ici comment vont vos jambes, Prascovie Ivanovna? Les médecins suisses ont-ils eu raison de vous ordonner l’air natal?… Comment? Des épithèmes liquides? Ce doit être fort bon. Mais combien j’ai regretté, Barbara Pétrovna, poursuivit-il en s’adressant de nouveau à la maîtresse de la maison, – combien j’ai regretté de n’avoir pu me rencontrer avec vous à l’étranger pour vous offrir personnellement l’hommage de mon respect! De plus, j’avais tant de choses à vous communiquer… J’ai bien écrit à mon vieux, mais sans doute, selon son habitude, il…