– Sublime! murmura en français Stépan Trophimovitch.
– Et remarquez qu’il est loin d’être aussi riche que vous le pensez; je suis riche, moi, mais lui pas, et alors il ne recevait presque rien de moi.
– Je comprends, je comprends tout cela, Barbara Pétrovna, répondit avec un peu d’impatience Pierre Stépanovitch.
– Oh! c’est mon caractère! Je me reconnais dans Nicolas. Je me retrouve dans cette jeunesse susceptible de fougues violentes, d’élans orageux… Et si un jour nous nous lions davantage ensemble, Pierre Stépanovitch, ce que pour mon compte je désire très sincèrement, surtout après les obligations que je vous ai, vous comprendrez peut-être alors…
– Oh! croyez bien que je le désire aussi de mon côté, s’empressa de dire Pierre Stépanovitch.
– Vous comprendrez alors cette cécité d’un cœur ardent et noble, qui lui fait brusquement choisir un homme indigne de lui sous tous les rapports, un homme dont il est profondément méconnu, et qui en toute occasion l’abreuvera de chagrin; malgré tout, on incarne dans un tel homme son idéal, son rêve, toutes ses espérances; on s’incline devant lui, on l’aime toute sa vie, sans savoir pourquoi – peut-être justement parce qu’il est indigne de cet amour… Oh! que j’ai souffert toute ma vie, Pierre Stépanovitch!
Stépan Trophimovitch, dont le visage avait pris une expression pénible, cherchait mon regard, mais je détournai à temps les yeux.
– … Et dernièrement encore, dernièrement, – oh! que j’ai des torts envers Nicolas!… Vous ne le croirez pas, ils m’ont persécutée de toutes parts, tous, tous, les ennemis, les petites gens et les amis; ces derniers peut-être plus que les ennemis. Quand j’ai reçu la première lettre anonyme, Pierre Stépanovitch, vous ne pourrez pas le croire, je n’ai pas eu la force de répondre par le mépris à cette infamie… Jamais, jamais je ne me pardonnerai ma lâcheté!
– J’ai déjà quelque peu entendu parler de ces lettres anonymes, fit avec une animation soudaine Pierre Stépanovitch, – et je saurai vous en découvrir les auteurs, soyez tranquille.
– Mais vous ne pouvez vous imaginer quelles intrigues ont été ourdies ici! – on a même tourmenté notre pauvre Prascovie Ivanovna, – et elle, pour quel motif, je vous le demande? J’ai peut-être été bien coupable envers toi aujourd’hui, ma chère Prascovie Ivanovna, ajouta-t-elle dans un magnanime transport dont l’attendrissement n’excluait pas une certaine pointe d’ironie triomphante.
– Laissez donc, matouchka, murmura d’un ton de mauvaise humeur la générale Drozdoff, – à mon sens, il faudrait en finir avec tout cela; on a trop parlé… Et de nouveau elle regarda timidement Lisa, mais celle-ci avait les yeux fixés sur Pierre Stépanovitch.
– Et cette pauvre, cette malheureuse créature, cette folle qui a tout perdu et n’a conservé qu’un cœur, j’ai maintenant l’intention de l’adopter, s’écria tout à coup Barbara Pétrovna, – c’est un devoir que je suis décidée à remplir saintement. À partir d’aujourd’hui, je la prends sous ma protection.
– Et ce sera même très bien en un certain sens, approuva chaleureusement Pierre Stépanovitch. – Excusez-moi, je n’ai pas fini tantôt. J’en étais au chapitre de la protection. Figurez-vous qu’après le départ de Nicolas Vsévolodovitch (je reprends mon récit juste à l’endroit où je l’ai interrompu, Barbara Pétrovna), ce monsieur, ce même M. Lébiadkine ici présent, se crut aussitôt en droit de s’approprier la pension allouée à sa sœur et se l’appropria toute entière. Je ne sais pas exactement de quelle façon les choses avaient été réglées alors par Nicolas Vsévolodovitch, mais un an après, étant à l’étranger, il apprit ce qui se passait et dut prendre d’autres dispositions. Ici encore je ne connais pas les détails, il vous les dira lui-même, je sais seulement qu’on plaça l’intéressante personne dans un monastère éloigné; elle vivait là dans les meilleures conditions de confortable, mais sous une surveillance amicale, vous comprenez? Devinez ce que fit alors M. Lébiadkine! Il mit tout en œuvre pour découvrir le lieu où était cachée sa poule aux œufs d’or, autrement dit, sa sœur. C’est depuis peu seulement qu’il a atteint son but. S’autorisant de sa qualité de frère, il a fait sortir la pauvre femme du couvent et l’a amenée ici. Maintenant qu’ils habitent ensemble, il la laisse sans nourriture, la bat, la tyrannise. Il reçoit enfin de Nicolas Vsévolodovitch, par une voie quelconque, une somme importante, et aussitôt il s’adonne à la boisson; au lieu de remercier, il en vient à provoquer insolemment Nicolas Vsévolodovitch, à lui adresser des sommations stupides, à le menacer d’un procès si, désormais, le payement de la pension n’est pas effectué entre ses mains. Ainsi il considère comme un tribut le don volontaire de Nicolas Vsévolodovitch, – pouvez-vous imaginer cela? Monsieur Lébiadkine, est-ce vrai, tout ce que je viens de dire ici?
Le capitaine, qui jusqu’alors était resté silencieux et tenait ses yeux fixés à terre, fit soudain deux pas en avant; il était tout rouge.
– Pierre Stépanovitch, vous m’avez traité durement, articula-t-il avec effort.
– Durement? Comment cela et pourquoi? Mais permettez, nous parlerons plus tard de la dureté ou de la douceur, maintenant je vous prie seulement de répondre à cette question: Tout ce qu j’ai dit est-il vrai, oui ou non? Si vous y trouvez quelque chose de faux, vous pouvez immédiatement le déclarer.
– Je… vous savez vous-même, Pierre Stépanovitch… balbutia le capitaine, et il ne put en dire davantage.
Je dois noter que Pierre Stépanovitch était assis dans un fauteuil, les jambes croisées l’une sur l’autre, tandis que le capitaine se tenait debout devant lui dans l’attitude la plus respectueuse.
Les hésitations de M. Lébiadkine parurent déplaire vivement à son interlocuteur: dans l’irritation qu’éprouvait Pierre Stépanovitch, les muscles de son visage se contractèrent.
– Au fait, voulez-vous déclarer quelque chose? reprit-il en observant le capitaine d’un œil cauteleux; – en ce cas, parlez, on vous attend.
– Vous savez vous-même, Pierre Stépanovitch, que je ne puis rien déclarer.
– Non, je ne sais pas cela, c’est même la première nouvelle que j’en ai; pourquoi donc ne pouvez-vous rien déclarer?
Le capitaine garda le silence et baissa les yeux.
– Permettez-moi de me retirer, Pierre Stépanovitch, dit-il résolument.
– Pas avant que vous n’ayez fait une réponse quelconque à ma première question: Tout ce que j’ai dit est-il vrai?
– Oui, fit d’une voix sourde Lébiadkine, et il leva les yeux sur son bourreau. La sueur ruisselait de ses tempes.
– Tout est vrai?
– Tout est vrai.
– Ne trouvez-vous rien à ajouter, à faire observer? Si vous vous sentez victime d’une injustice, déclarez-le; protestez, révélez hautement vos griefs.
– Non, je ne trouve rien.
– Vous avez menacé dernièrement Nicolas Vsévolodovitch.
– C’était… c’était surtout l’effet du vin, Pierre Stépanovitch. (Il releva brusquement la tête.) Pierre Stépanovitch, est-il possible qu’on soit coupable si, parmi les hommes s’élève le cri de l’honneur domestique et d’une honte imméritée? vociféra-t-il, s’oubliant tout à coup.
– N’êtes-vous pas pris de boisson en ce moment, monsieur Lébiadkine? répliqua Pierre Stépanovitch en attachant sur le capitaine un regard sondeur.