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– Non.

– Alors que signifient ces mots d’honneur domestique et de honte imméritée?

– Je n’ai parlé de personne, je n’ai voulu désigner personne. C’est de moi qu’il s’agit… balbutia le capitaine de nouveau intimidé.

– Vous avez été très blessé, paraît-il, des expressions dont je me suis servi en parlant de vous et de votre conduite? Vous êtes fort irascible, monsieur Lébiadkine. Mais permettez, je n’ai pas encore commencé à montrer votre conduite sous son vrai jour. Jusqu’ici j’ai réservé ce sujet d’entretien: il peut fort bien arriver que je l’aborde, mais je ne l’ai pas encore fait.

Le capitaine frissonna et regarda son interlocuteur d’un air étrange.

– Pierre Stépanovitch, maintenant seulement je commence à me réveiller!

– Hum! et c’est moi qui vous ai éveillé?

– Oui, c’est vous qui m’avez éveillé, Pierre Stépanovitch; pendant quatre ans j’ai dormi sous un nuage. Puis-je enfin m’en aller, Pierre Stépanovitch?

– À présent vous le pouvez, si toutefois Barbara Pétrovna elle-même ne croit pas nécessaire…

Mais d’un geste dédaigneux elle congédia le capitaine.

Lébiadkine s’inclina, fit deux pas pour se retirer, puis s’arrêta brusquement; il mit la main sur son cœur, voulut dire quelque chose, ne le dit pas et gagna la porte en toute hâte, mais sur le seuil il rencontra Nicolas Vsévolodovitch; celui-ci se rangea pour le laisser passer; le capitaine se fit soudain tout petit devant lui et resta cloué sur place, fasciné à la vue du jeune homme, comme un lapin par le regard d’un boa. Après avoir attendu un moment, Nicolas Vsévolodovitch l’écarta doucement et entra dans le salon.

VII

Il était gai et tranquille. Peut-être venait-il de lui arriver quelque chose de très heureux que nous ignorions encore; quoi qu’il en soit, il semblait éprouver une satisfaction particulière.

À son approche, Barbara Pétrovna se leva vivement.

– Me pardonnes-tu, Nicolas? se hâta-t-elle de lui dire.

Il se mit à rire.

– C’en est fait! s’écria-t-il plaisamment, – je vois que vous savez tout. Après être sorti d’ici, je songeais à part moi dans la voiture: «Il aurait fallu au moins raconter une anecdote, on ne s’en va pas ainsi!» Mais je me suis souvenu que Pierre Stépanovitch était resté chez vous, et cela m’a rassuré.

Tandis qu’il prononçait ces mots, il promenait ses yeux autour de lui.

– Pierre Stépanovitch, reprit solennellement Barbara Pétrovna, – nous a raconté une aventure qu’eut jadis à Pétersbourg un homme fantasque, capricieux, insensé, mais toujours noble dans ses sentiments, toujours d’une générosité chevaleresque…

– Chevaleresque? C’est aller un peu loin, répondit en riant Nicolas. – Du reste, je suis très reconnaissant à Pierre Stépanovitch de sa précipitation dans cette circonstance (en même temps il échangeait un rapide coup d’œil avec celui dont il parlait). Il faut vous dire, maman, que Pierre Stépanovitch est un réconciliateur universel; c’est là son rôle, sa maladie, son dada, et je vous le recommande particulièrement à ce point de vue. Je devine le beau récit qu’il a dû vous faire; quand il raconte, c’est comme s’il écrivait; il a toute une chancellerie dans sa tête. Notez qu’en sa qualité de réaliste il ne peut pas mentir, et que la vérité lui est plus chère que le succès… bien entendu en dehors des cas particuliers où le succès lui est plus cher que la vérité. (Tout en parlant, il continuait à regarder autour de lui.) Ainsi vous voyez, maman que vous n’avez pas à me demander pardon, et que si une folie a été faite, c’est sans doute par moi. Au bout du compte, voilà une nouvelle preuve que je suis fou, – il faut bien soutenir la réputation dont je jouis ici.

Sur ce, il embrassa tendrement sa mère.

– En tout cas, cette affaire est maintenant finie, elle a été racontée, on peut par conséquent parler d’autre chose.

Ces derniers mots furent dits par Nicolas Vsévolodovitch d’un ton qui avait quelque chose de sec et de décidé. Barbara Pétrovna le remarqua, mais son exaltation ne tomba point, au contraire.

– Je ne t’attendais pas avant un mois, Nicolas!

– Bien entendu, maman, je vous expliquerai tout, mais maintenant…

Et il s’approcha de Prascovie Ivanovna.

Elle tourna à peine la tête de son côté, bien qu’une demi-heure auparavant la première apparition du jeune homme l’eût fort intriguée. Mais en ce moment la générale Drozdoff avait de nouveau soucis: lorsque le capitaine avait rencontré sur le seuil Nicolas Vsévolodovitch, Élisabeth Nikolaïevna, jusqu’alors fort sombre, s’était brusquement mise à rire, et cette hilarité, loin de cesser avec l’incident qui y avait donné lieu, devenait d’instant en instant plus bruyante. La jeune fille était toute rouge. Pendant l’entretien de Nicolas Vsévolodovitch avec Barbara Pétrovna, elle appela deux fois Maurice Nikolaïévitch auprès d’elle comme pour lui parler à voix basse; mais sitôt que celui-ci se penchait vers elle, Lisa partait d’un éclat de rire; on aurait pu en conclure qu’elle se moquait du pauvre Maurice Nikolaïévitch. Du reste, elle s’efforçait visiblement de reprendre son sérieux et appliquait un mouchoir contre ses lèvres. Nicolas Vsévolodovitch lui présenta ses civilités de l’air le plus innocent et le plus ingénu.

– Excusez-moi, je vous prie, répondit-elle précipitamment, vous… vous avez vu sans doute Maurice Nikolaïévitch… Mon Dieu, il n’est pas permis d’être grand comme vous l’êtes, Maurice Nikolaïévitch!

Nouveau rire. Le capitaine d’artillerie était grand, mais pas au point d’en être ridicule.

– Vous… vous êtes arrivé depuis longtemps? murmura-t-elle en essayant de se contenir; elle était même confuse, mais ses yeux étincelaient.

– Depuis plus de deux heures, répondit Nicolas qui l’observait attentivement.

Il était très convenable et très poli, mais avec cela il avait l’air fort indifférent, ennuyé même.

– Et où habiterez-vous?

– Ici.

Barbara Pétrovna considérait aussi Lisa avec attention, mais une idée la frappa tout à coup.

– Où donc as-tu été pendant tout ce temps, Nicolas? demanda-t-elle en s’approchant de son fils; – le train arrive à dix heures.

– J’ai d’abord mené Pierre Stépanovitch chez Kiriloff; je l’avais rencontré à la station de Matvéiévo (la troisième avant d’arriver ici), et nous avions fait ensemble le reste du voyage.

– J’attendais à Matvéiévo depuis l’aube, dit Pierre Stépanovitch, – les dernières voitures de notre train ont déraillé pendant la nuit, et nous avons failli avoir les jambes cassées!

– Que le Seigneur ait pitié de nous! fit en se signant Prascovie Ivanovna.

– Maman, maman, chère maman, ne vous effrayez pas si par hasard je me casse en effet les deux jambes; cela peut fort bien m’arriver, vous dites vous-même que j’ai tort de lancer mon cheval au grand galop comme je le fais chaque matin. Maurice Nikolaïévitch, vous me conduirez, quand je serai boiteuse? ajouta la jeune fille en se mettant de nouveau à rire. – Si cela arrive, je ne me laisserai conduire par aucun autre que vous, comptez-y hardiment. Eh bien, mettons que je ne me casse qu’une jambe… Allons, soyez donc aimable, dites que ce sera un bonheur pour vous.

– Pourquoi voulez-vous que je sois heureux si vous vous cassez une jambe? demanda sérieusement Maurice Nikolaïévitch dont la mine se renfrogna.