Il regardait toujours l’assistance.
Livide, les traits altérés, les lèvres tremblantes, Barbara Pétrovna s’avança vers lui.
– Ainsi, demanda-t-elle, – Stépan Trophimovitch vous a écrit qu’il épousait «les péchés commis en Suisse par un autre» et il vous a prié de venir le «sauver», ce sont là ses expressions?
– Voyez-vous, répondit d’un air effrayé Pierre Stépanovitch, – s’il y a là quelque chose que je n’ai pas compris, c’est sa faute, naturellement: pourquoi écrit-il ainsi? Vous savez, Barbara Pétrovna, il barbouille du papier à la toise, dans ces deux ou trois derniers mois je recevais de lui lettres sur lettres, et, je l’avoue, j’avais fini par ne plus les lire jusqu’au bout. Pardonne-moi, Stépan Trophimovitch, un aveu aussi bête, mais, tu dois en convenir, tes lettres, bien qu’elles me fussent adressées, étaient plutôt écrites pour la postérité; par conséquent peut t’importait que je les lusse… Allons, allons, ne te fâche pas; toi et moi nous sommes toujours parents! Mais cette lettre, Barbara Pétrovna, cette lettre, je l’ai lue tout entière. Ces «péchés» – ces «péchés d’un autre», ce sont pour sûr, nos petits péchés à nous, et il y a gros à parier qu’ils sont les plus innocents du monde, mais nous avons imaginé de bâtir là-dessus une histoire terrible pour nous donner un vernis de noblesse, pas pour autre chose. C’est que, voyez-vous, nos comptes boitent un peu, il faut bien l’avouer enfin. Vous savez, nous avons la passion des cartes… du reste, ce sont là des paroles superflues, absolument superflues, pardon, je suis trop bavard, mais je vous assure, Barbara Pétrovna, qu’il m’avait positivement effrayé et que j’étais accouru en partie pour le «sauver». Enfin, c’est pour moi-même une affaire de conscience. Est-ce que je viens lui mettre le couteau sur la gorge? Est-ce que je suis un créancier impitoyable? Il m’écrit quelque chose au sujet de la dot… Du reste, tu te maries, n’est-ce pas, Stépan Trophimovitch? Eh bien, alors, trêve de vaines paroles, c’est bavarder uniquement pour faire du style… Ah! Barbara Pétrovna, tenez, je suis sûr qu’à présent vous me condamnez, et justement parce que j’ai aussi fait du style…
– Au contraire, au contraire, je vois que vous êtes à bout de patience, et sans doute vous avez vos raisons pour cela, répondit d’un ton irrité Barbara Pétrovna.
Elle avait écouté avec un malin plaisir Pierre Stépanovitch témoignant ses regrets d’avoir bavardé de la sorte. Évidemment il venait de jouer un rôle, – lequel? je l’ignorais encore, mais il était visible que sa prétendue «gaffe» avait été préméditée.
– Au contraire, continua Barbara Pétrovna, – je vous suis très reconnaissante d’avoir parlé; sans vous je ne saurais rien encore. Pour la première fois depuis vingt ans j’ouvre les yeux. Nicolas Vsévolodovitch, vous avez dit tout à l’heure que vous aviez été informé spécialement: Stépan Trophimovitch vous aurait-il écrit aussi quelque chose dans le même genre?
– J’ai reçu de lui une lettre très innocente et… et… très noble.
– Vous êtes embarrassé, vous cherchez vos mots, – assez! Stépan Trophimovitch, j’attends de vous un dernier service, ajouta-t-elle tout à coup en regardant mon malheureux ami avec des yeux enflammés de colère, – faites-moi le plaisir de nous quitter à l’instant même, et ne franchissez plus jamais le seuil de ma maison.
Je prie le lecteur de se rappeler que la générale Stavroguine se trouvait encore dans un état particulier d’ «exaltation». À la vérité, ce n’était pas la faute de Stépan Trophimovitch! Mais ce qui m’étonna au plus haut point, ce fut l’admirable fermeté de son attitude aussi bien devant les «accusations» de Pétroucha qu’il ne songea pas à interrompre, que devant la «malédiction» de Barbara Pétrovna. Où avait-il puisé tant de force d’âme? Je savais seulement que, tantôt, lors de sa première rencontre avec Pétroucha, il avait été atteint au plus profond de son être par la froideur insultante de son fils. De même qu’un vrai chagrin donne parfois de l’intelligence aux imbéciles, il peut aussi, – momentanément du moins, – faire un stoïque de l’homme le plus pusillanime.
Stépan Trophimovitch salua avec dignité Barbara Pétrovna et ne prononça pas un mot (il est vrai qu’il ne lui restait plus rien à dire). Il voulait se retirer sur le champ, mais malgré lui il s’approcha de Daria Pavlovna. C’était sans doute ce qu’avait prévu la jeune fille, qui, inquiète, se hâta de prendre la parole:
– Je vous en prie, Stépan Trophimovitch, pour l’amour de Dieu, ne dites rien, commença-t-elle d’une voix agitée tandis que sa physionomie trahissait une sensation de malaise. – Soyez sûr, poursuivit-elle en lui tendant la main, – que je vous apprécie toujours autant… que j’ai toujours pour vous la même estime… et pensez aussi du bien de moi, Stépan Trophimovitch, j’apprécierai extrêmement cela…
Il s’inclina fort bas devant elle.
– Tu es libre, Daria Pavlovna, tu sais que dans toute cette affaire une liberté complète t’a été laissée! Tu l’as eue, tu l’as et tu l’auras toujours, dit gravement Barbara Pétrovna.
– Bah! Mais maintenant je comprends tout! s’écria en se frappant le front Pierre Stépanovitch. – Eh bien, dans quelle situation ai-je été placé? Daria Pavlovna, je vous en prie, pardonnez-moi!… Voilà les sottises que tu me fais faire! ajouta-t-il en s’adressant à son père.
– Pierre, tu pourrais bien prendre un autre ton avec moi, n’est-ce pas, mon ami? observa avec la plus grande douceur Stépan Trophimovitch.
– Ne crie pas, je te prie, répliqua Pierre en agitant le bras, – sois bien persuadé que tout cela, c’est l’effet de nerfs vieux et malades, et qu’il ne sert à rien de crier. Réponds à ma question: tu devais bien supposer qu’à peine arrivé ici, je parlerais de cela: pourquoi donc ne m’as-tu pas prévenu?
Stépan Trophimovitch attacha sur son fils un regard pénétrant.
– Pierre, se peut-il que toi, si au courant de ce qui se passe ici, tu n’aies réellement rien su de cette affaire, rien entendu dire?
– Quo-o-i! Voilà les gens! Ainsi ce n’est pas assez pour nous d’être un vieil enfant, nous sommes, qui plus est, un enfant méchant? Barbara Pétrovna avez-vous entendu ce qu’il a dit?
Le salon se remplissait de bruit; mais alors se produisit soudain un incident auquel personne ne pouvait s’attendre.
VIII
Avant tout, je signalerai l’agitation nouvelle qui se manifestait chez Élisabeth Nikolaïevna depuis deux ou trois minutes; la jeune fille parlait rapidement à l’oreille de sa mère et de Maurice Nikolaïévitch penché vers elle. Son visage était inquiet, mais en même temps respirait l’énergie. À la fin elle se leva, visiblement pressée de partir et d’emmener sa mère; de son côté celle-ci se mit en devoir de quitter son fauteuil avec le secours de Maurice Nikolaïévitch. Mais il était écrit que les dames Drozdoff ne s’en iraient pas avant d’avoir tout vu.
Chatoff était toujours assis dans son coin (non loin d’Élisabeth Nikolaïevna); tout le monde avait complètement oublié sa présence, et lui-même ne paraissait pas savoir pourquoi il restait là au lieu de s’en aller; tout à coup il se leva, et, les yeux fixés sur le visage de Nicolas Vsévolodovitch, se dirigea vers ce dernier en traversant toute la chambre d’un pas lent, mais ferme. À son approche, Nicolas Vsévolodovitch sourit légèrement, mais, quand il le vit tout près de lui, il cessa de sourire.