– Vous avez modifié votre tactique?
– Il n’y a pas de tactique. Maintenant vous êtes en tout parfaitement libre, c'est-à-dire que vous pouvez à votre gré dire oui ou non. Quant à notre affaire, je n’en soufflerai pas mot avant que vous-même me l’ordonniez. Vous riez? À votre aise; je ris aussi. Mais maintenant je parle sérieusement, très sérieusement, quoique celui qui se presse ainsi soit sans doute un incapable, n’est-il pas vrai? N’importe, va pour incapable, mais je parle sérieusement.
En effet, son ton était devenu tout autre, et une agitation particulière se remarquait en lui; Nicolas Vsévolodovitch le regarda avec curiosité.
– Vous dites que vous avez changé d’idée sur moi? demanda-t-il.
– J’ai changé d’idée sur vous à l’instant où, ayant reçu un soufflet de Chatoff, vous vous êtes croisé les mains derrière le dos. Assez, assez, je vous prie, ne m’interrogez pas, je ne dirai rien de plus.
Le visiteur se leva vivement en agitant les bras comme pour repousser les questions qu’il prévoyait, mais Nicolas Vsévolodovitch ne lui en fit aucune. Alors Pierre Stépanovitch, qui n’avait aucune raison pour s’en aller, se rassit sur son fauteuil et se calma un peu.
– À propos, dit-il précipitamment, – il y a ici des gens qui disent que vous le tuerez, ils en font le pari, si bien que Lembke pensait à mettre la police en mouvement, mais Julie Mikhaïlovna l’en a empêché… Assez, assez là-dessus, c’était seulement pour vous prévenir. Ah! encore une chose: ce jour-là même j’ai fait passer l’eau aux Lébiadkine, vous le savez; vous avec reçu le billet dans lequel je vous donnais leur adresse?
– Oui.
– Ce que j’en ai fait, ce n’est pas par «incapacité», mais par zèle, par un zèle sincère. Il se peut que j’aie été incapable, du moins j’ai agi sincèrement.
– Oui, peut-être qu’il le fallait… dit d’un air pensif Nicolas Vsévolodovitch; – seulement ne m’écrivez plus de lettres, je vous prie.
– Cette fois il n’y avait pas moyen de faire autrement.
– Alors Lipoutine sait?
– Il était impossible de lui cacher la chose; mais Lipoutine, vous le savez vous-même, n’osera pas… À propos, il faudrait aller chez les nôtres, chez eux, veux-je dire, car les nôtres, c’est une expression que vous n’aimez pas. Mais soyez tranquille, il n’est pas question d’y aller tout de suite, rien ne presse. Il va pleuvoir. Je les avertirai, ils se réuniront, et nous nous rendrons là un soir. Ils attendent la bouche ouverte, comme une nichée de choucas, le cadeau que nous allons leur faire. Ce sont des gens pleins d’ardeur, ils se préparent à discuter. Virguinsky est un humanitaire, Lipoutine un fouriériste avec un penchant marqué pour les besognes policières; je vous le dis, c’est un homme précieux sous un rapport, mais qui, sous tous les autres, demande à être sévèrement tenu en bride. Enfin, il y a cet homme aux longues oreilles qui donnera lecture d’un système de son invention. Et, vous savez, ils sont froissés parce que je ne me gêne pas avec eux, hé, hé! Mais il faut absolument leur faire visite.
– Vous m’avez donné là comme un chef? fit d’un ton aussi indifférent que possible Nicolas Vsévolodovitch.
Pierre Stépanovitch jeta sur son interlocuteur un regard rapide.
– À propos, se hâta-t-il de reprendre sans paraître avoir entendu la question qui lui était adressée, – j’ai passé deux ou trois fois chez la très honorée Barbara Pétrovna, et j’ai dû aussi beaucoup parler.
– Je me figure cela.
– Non, ne vous figurez rien, j’ai seulement dit que vous ne tueriez pas Chatoff, et j’ai ajouté d’autres bonnes paroles. Imaginez-vous: le lendemain elle savait déjà que j’avais fait passer la rivière à Marie Timoféievna; c’est vous qui le lui avez dit?
– Je n’y ai même pas pensé.
– Je me doutais bien que ce n’était pas vous, mais alors qui donc a pu le lui dire? C’est curieux.
– Lipoutine, naturellement.
– N-non, ce n’est pas Lipoutine, murmura en fronçant le sourcil Pierre Stépanovitch; – je saurai qui. M’est avis qu’il y a du Chatoff là dedans… Du reste, c’est insignifiant, laissons cela! Si, pourtant, c’est une chose fort importante… À propos, je croyais toujours que votre mère allait tout d’un coup me poser la question principale… Ah! oui, les autres fois elle était très sombre, et aujourd’hui, en arrivant, je l’ai trouvée rayonnante. D’où vient cela?
– C’est que je lui ai donné aujourd’hui ma parole que dans cinq jours je demanderais la main d’Élisabeth Nikolaïevna, répondit avec une franchise inattendue Nicolas Vsévolodovitch.
– Ah! eh bien… oui, sans doute, balbutia d’un air hésitant Pierre Stépanovitch, le bruit court qu’elle est fiancée; – vous savez? Elle l’est certainement. Mais vous avez raison, elle serait sous la couronne qu’elle accourrait au premier appel de vous. Vous n’êtes pas fâché que je parle ainsi?
– Non, je ne suis pas fâché.
– Je remarque qu’aujourd’hui il est extrêmement difficile de vous mettre en colère, et je commence à avoir peur de vous. Je suis bien curieux de voir comment vous vous présenterez demain. Pour sûr, vous avez préparé plus d’un tour. Ce que je vous dis ne vous fâche pas?
Nicolas Vsévolodovitch ne répondit rien, ce qui agaça au plus haut point son interlocuteur.
– À propos, c’est sérieux, ce que vous avez dit à votre maman au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna? demanda-t-il.
L’interpellé attacha sur Pierre Stépanovitch un regard froid et pénétrant.
– Ah! Je comprends, vous lui avez dit cela à seule fin de la tranquilliser; allons, oui.
– Et si c’était sérieux? fit d’une voix ferme Nicolas Vsévolodovitch.
– Eh bien, à la grâce de Dieu, comme on dit en pareil cas; cela ne nuira pas à l’affaire (vous voyez, je n’ai pas dit: à notre affaire, notre est un mot qui vous déplaît), et moi… moi, je suis à votre service, vous le savez vous-même.
– Vous pensez?
– Je ne pense rien, reprit en riant Pierre Stépanovitch – car je sais que vous avez d’avance réfléchi à vos affaires et que votre parti est pris. Je me borne à vous dire sérieusement que je suis à votre disposition, toujours, partout, et en toute circonstance, en toute, vous comprenez?
Nicolas Vsévolodovitch bâilla.
– Vous en avez assez de moi, dit le visiteur qui se leva brusquement et prit son chapeau rond tout neuf, comme s’il eût voulu sortir; toutefois il ne s’en alla point et continua à parler, tantôt se tenant debout devant son interlocuteur, tantôt se promenant dans la chambre; quand sa parole s’animait, il frappait sur son genou avec son chapeau.
– Je comptais vous amuser encore un peu en vous parlant des Lembke, dit-il gaiement.
– Non, plus tard. Pourtant comment va la santé de Julie Mikhaïlovna?
– Quel genre mondain vous avez tous! Vous vous souciez de sa santé tout juste autant que de celle d’un chat gris, et cependant vous en demandez des nouvelles. Cela me plaît. Julie Mikhaïlovna va bien, et elle a pour vous une considération que j’appellerai superstitieuse, elle attend beaucoup de choses de vous. Pour ce qui est de l’affaire de dimanche, elle n’en dit rien et elle est sûre que vous n’aurez qu’à paraître pour vaincre. Elle s’imagine, vraiment, que vous pouvez Dieu sait quoi. Du reste, vous êtes maintenant plus que jamais un personnage énigmatique et romanesque, – position extrêmement avantageuse. Vous avez mis ici tous les esprits en éveil; ils étaient déjà fort échauffés quand je suis parti, mais je les ai retrouvés bien plus excités encore. À propos, je vous remercie de nouveau pour la lettre. Ils ont tous peur du comte K… Vous savez, ils vous considèrent, paraît-il, comme un mouchard. Je les confirme dans cette opinion. Vous n’êtes pas fâché?