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– Une façon emblématique d’exprimer que le temps doit s’arrêter?

Kiriloff ne releva pas cette observation.

– Ils ne sont pas bons, reprit-il tout à coup, – parce qu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons, et instantanément ils le deviendront tous jusqu’aux dernier.

– Ainsi vous qui savez cela, vous êtes bon?

– Oui.

– Là-dessus, du reste, je suis de votre avis, murmura en fronçant les sourcils Stavroguine.

– Celui qui apprendra aux hommes qu’ils sont bons, celui-là finira le monde.

– Celui qui le leur a appris, ils l’ont crucifié.

– Il viendra, et son nom sera: l’homme-dieu.

– Le dieu-homme?

– L’homme-dieu, il y a une différence.

– C’est vous qui avez allumé la lampe devant l’icône?

– Oui.

– Vous êtes devenu croyant?

– La vieille aime à allumer cette lampe… mais aujourd’hui elle n’a pas eu le temps, murmura Kiriloff.

– Mais vous-même, vous ne priez pas encore?

– Je prie tout. Vous voyez cette araignée qui se promène sur le mur, je la regarde et lui suis reconnaissant de se promener ainsi.

Ses yeux brillèrent de nouveau; ils étaient obstinément fixés sur le visage de Stavroguine. Ce dernier semblait considérer son interlocuteur avec une sorte de dégoût, mais son regard n’avait aucune expression moqueuse.

Il se leva et prit son chapeau.

– Je parie, dit-il, que quand je reviendrai, vous croirez en Dieu.

– Pourquoi? demanda l’ingénieur en se levant à demi.

– Si vous saviez que vous croyez en Dieu, vous y croiriez, mais comme vous ne savez pas encore que vous croyez en Dieu, vous n’y croyez pas, répondit en souriant Nicolas Vsévolodovitch.

– Ce n’est pas cela, reprit Kiriloff pensif, – vous avez parodié mon idée. C’est une plaisanterie d’homme du monde. Rappelez-vous que vous avez marqué dans ma vie, Stavroguine.

– Adieu, Kiriloff.

– Venez la nuit; quand?

– Mais n’avez-vous pas oublié notre affaire de demain?

– Ah! je l’avais oubliée, soyez tranquille, je serai levé à temps; à neuf heures je serai là. Je sais m’éveiller quand je veux. En me couchant, je dis: à sept heures, et je m’éveille à sept heures, à dix heures – et je m’éveille à dix heures.

– Vous possédez des qualités remarquables, dit Nicolas Vsévolodovitch en examinant le visage pâle de Kiriloff.

– Je vais aller vous ouvrir la porte.

– Ne vous dérangez pas, Chatoff me l’ouvrira.

– Ah! Chatoff. Bien, adieu!

VI

Le perron de la maison vide où logeait Chatoff était ouvert, mais quand Stavroguine en eut monté les degrés, un vestibule complètement sombre s’offrit à lui, et il dut chercher à tâtons l’escalier conduisant à la mezzanine. Soudain en haut s’ouvrit une porte, et il vit briller de la lumière; Chatoff n’alla pas lui-même au devant du visiteur, il se contenta d’ouvrir sa porte. Lorsque Nicolas Vsévolodovitch se trouva sur le seuil, il aperçut dans un coin le maître du logis qui l’attendait debout près d’une table.

– Je viens chez vous pour affaire, voulez-vous me recevoir? demanda Stavroguine avant de pénétrer dans la chambre.

– Entrez et asseyez-vous, répondit Chatoff, – fermez la porte; non, laissez, je ferai cela moi-même.

Il ferma la porte à la clef, revint près de la table et s’assit en face de Nicolas Vsévolodovitch. Durant cette semaine il avait maigri, et en ce moment il semblait être dans un état fiévreux.

– Vous m’avez beaucoup tourmenté, dit-il à voix basse et sans lever les yeux, – je me demandais toujours pourquoi vous ne veniez pas.

– Vous étiez donc bien sûr que je viendrais?

– Oui, attendez, j’ai rêvé… je rêve peut-être encore maintenant… Attendez.

Il se leva à demi, et sur le plus haut des trois rayons qui lui servaient de bibliothèque, il prit quelque chose, c’était un revolver.

– Une nuit j’ai rêvé que vous viendriez me tuer, et le lendemain matin j’ai dépensé tout ce qui me restait d’argent pour acheter un revolver à ce coquin de Liamchine; je voulais vendre chèrement ma vie. Ensuite j’ai recouvré le bon sens… Je n’ai ni poudre, ni balles; depuis ce temps l’arme est toujours restée sur ce rayon. Attendez…

En parlant ainsi, il se disposait à ouvrir le vasistas; Nicolas Vsévolodovitch l’en empêcha.

– Ne le jetez pas, à quoi bon? il coûte de l’argent, et demain les gens diront qu’on trouve des revolvers traînant sous la fenêtre de Chatoff. Remettez-le en place; là, c’est bien, asseyez-vous. Dites-moi, pourquoi me racontez-vous, comme un pénitent à confesse, que vous m’avez supposé l’intention de venir vous tuer? En ce moment même je ne viens pas me réconcilier avec vous, mais vous parler de choses urgentes. D’abord, j’ai une explication à vous demander, ce n’est pas à cause de ma liaison avec votre femme que vous m’avez frappé?

– Vous savez bien que ce n’est pas pour cela, répondit Chatoff, les yeux toujours baissés.

– Ni parce que vous avez cru à la stupide histoire concernant Daria Pavlovna?

– Non, non, assurément non! C’est une stupidité! Dès le commencement ma sœur me l’a dit… répliqua Chatoff avec impatience et même en frappant légèrement du pied.

– Alors j’avais deviné et vous avez deviné aussi, poursuivit d’un ton calme Stavroguine, – vous ne vous êtes pas trompé: Marie Timoféievna Lébiadkine est ma femme légitime, je l’ai épousée à Pétersbourg il y a quatre ans et demi. C’est pour cela que vous m’avez donné un soufflet, n’est-ce pas?

Chatoff stupéfait écoutait en silence.

– Je l’avais deviné, mais je ne voulais pas le croire, balbutia-t-il enfin en regardant Stavroguine d’un air étrange.

– Et pourtant vous m’avez frappé?

Chatoff rougit et bégaya quelques mots presque incohérents:

– C’était pour votre chute… pour votre mensonge. En m’avançant vers vous, je n’avais pas l’intention de vous punir; au moment où je me suis approché, je ne savais pas que je frapperais… J’ai fait cela parce que vous avez compté pour beaucoup dans ma vie… Je…

– Je comprends, je comprends, épargnez les paroles. Je regrette que vous soyez si agité; l’affaire qui m’amène est des plus urgentes.

– Je vous ai attendu trop longtemps, reprit Chatoff qui tremblait de tout son corps, et il se leva à demi; – dites votre affaire, je parlerai aussi… après…

Il se rassit.

– Cette affaire est d’un autre genre, commença Nicolas Vsévolodovitch en considérant son interlocuteur avec curiosité; – certaines circonstances m’ont forcé à choisir ce jour et cette heure pour me rendre chez vous; je viens vous avertir que peut-être on vous tuera.

Chatoff le regarda d’un air intrigué.

– Je sais qu’un danger peut me menacer, dit-il posément, – mais vous, vous, comment pouvez-vous savoir cela?

– Parce que, comme vous, je leur appartiens, comme vous, je fais partie de leur société.

– Vous… vous êtes membre de la société?