Ce personnage, un des membres les plus qualifiés de notre club, avait, en effet, l’habitude d’attacher le grelot. C’était là, pour ainsi dire, sa spécialité dans le monde. Le premier il portait au grand jour de la discussion publique les choses dont les autres ne s’entretenaient encore qu’à voix basse.
Dans la circonstance présente le général avait une compétence particulière. Il était parent éloigné d’Artémii Pétrovitch, quoiqu’il fût en querelle et même en procès avec lui; de plus, il avait eu lui-même deux affaires d’honneur dans sa jeunesse, et l’un de ces duels lui avait valu d’être envoyé comme simple soldat au Caucase. Quelqu’un vint à parler de Barbara Pétrovna qui, depuis deux jours, s’était remise à sortir, et à ce propos vanta son magnifique attelage provenant du haras des Stavroguine. Sur quoi le général observa brusquement qu’il avait rencontré dans la journée «le jeune Stavroguine» à cheval… Un vif mouvement d’attention se produisit aussitôt dans l’assistance. Le général poursuivit en tournant entre ses doigts une tabatière en or qui lui avait été donnée par le Tzar:
– Je regrette de ne pas m’être trouvé ici il y a quelques années… j’étais alors à Karlsbad… Hum. Ce jeune homme m’intéresse fort, j’ai tant entendu parler de lui à cette époque… Hum. Est-il vrai qu’il soit fou? Quelqu’un l’a dit alors. L’autre jour on me racontait qu’outragé devant sa cousine par un étudiant, il s’était fourré sous la table, et, hier, Stépan Vysotzky m’apprend que Stavroguine s’est battu en duel avec ce… Gaganoff. Il a galamment risqué sa vie, paraît-il, à seule fin de mettre un terme aux persécutions de cet enragé. Hum. C’était dans les mœurs de la garde il y a cinquante ans. Il fréquente ici chez quelqu’un?
Le général se tut comme s’il eût attendu une réponse.
– Quoi de plus simple? répliqua soudain en élevant la voix Julie Mikhaïlovna qui était vexée de voir tous les yeux se tourner vers elle comme par l’effet d’un mot d’ordre. – Peut-on s’étonner que Stavroguine se soit battu avec Gaganoff et qu’il ait dédaigné l’injure de l’étudiant? Il ne pouvait pas appeler sur le terrain un homme qui avait été son serf!
L’idée était claire et simple, mais personne n’y avait encore songé. Ces paroles eurent un grand retentissement et retournèrent l’opinion de fond en comble. Les scandales, les commérages passèrent dès lors à l’arrière-plan. Nicolas Vsévolodovitch apparut comme un homme que l’on avait méconnu et qui possédait une sévérité de principes presque idéale. Mortellement outragé par un étudiant, c'est-à-dire par un individu qui avait reçu de l’éducation et qui était émancipé du servage, il méprisait l’offense, parce que l’offenseur était un de ses anciens serfs. La société frivole tient en mésestime l’homme qui se laisse souffleter impunément: il bravait les préjugés d’un monde peu éclairé.
On se rappela les relations de Nicolas Vsévolodovitch avec le comte K…, et l’on en conclut fort légèrement qu’il était fiancé à une des filles de ce haut fonctionnaire. Quant à sa prétendue intrigue en Suisse avec Élisabeth Nikolaïevna, les dames elles-mêmes cessèrent d’en parler. Prascovie Ivanovna et sa fille venaient enfin de se mettre en règle avec l’étiquette provinciale: elles avaient fait leurs visites. Tout le monde trouvait que mademoiselle Touchine était une jeune fille des plus ordinaires qui profitait seulement de ses nerfs malades pour se rendre intéressante. Sa syncope, le jour de l’arrivée de Nicolas Vsévolodovitch, n’était plus attribuée maintenant qu’à la frayeur que la brutale conduite de l’étudiant avait dû lui causer. On exagérait même le prosaïsme des circonstances qu’on s’était plu d’abord à présenter sous des couleurs si fantastiques. De la boiteuse il n’était plus du tout question, un détail si insignifiant ne valait pas la peine qu’on en parlât. «Et quand il y aurait cent boiteuses? Qui est-ce qui n’a pas été jeune?» On s’étendait sur le respect de Nicolas Vsévolodovitch pour sa mère, on s’ingéniait à lui découvrir différentes vertus, on vantait l’instruction qu’il avait acquise par quatre années d’études dans les universités allemandes. La manière d’agir d’Artémii Pétrovitch était unanimement considérée comme un manque de tact, et tous s’accordaient à reconnaître chez Julie Mikhaïlovna une pénétration remarquable.
Aussi, lorsque enfin Nicolas Vsévolodovitch se montra, on l’accueillit de l’air le plus naïvement sérieux, et il put lire dans tous les yeux avec quelle impatience il était attendu. Il n’ouvrit pas la bouche, et son silence le servit mieux que ne l’eussent fait les plus belles paroles. En un mot, tout lui réussit, il fut à la mode. En province, si quelqu’un est allé une fois dans le monde, il est forcé d’y retourner. Nicolas Vsévolodovitch se prêta scrupuleusement à tout ce que les convenances exigeaient de lui. On ne le trouva pas gai: «C’est un homme qui a souffert», dit-on, «un homme qui n’est pas ce que sont les autres, il a beaucoup à penser.» On allait maintenant jusqu’à lui savoir gré de cette humeur fière et hautaine qui lui avait fait tant d’ennemis quatre ans auparavant.
Barbara Pétrovna était radieuse. Je ne puis dire si elle regrettait beaucoup l’évanouissement de ses rêves au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna. Ici sans doute lui vint en aide l’orgueil familial. Chose étrange, Barbara Pétrovna croyait fermement que Nicolas, en effet, «avait choisi» chez le comte K…, et le plus singulier, c’est qu’elle croyait à cela, comme tout le monde, sur la foi des bruits parvenus à ses oreilles; elle-même n’osait adresser aucune question directe à Nicolas Vsévolodovitch. Deux ou trois fois pourtant la curiosité l’emporta sur la crainte, et la mère, d’un ton enjoué, reprocha à son fils de faire le cachottier avec elle. Le jeune homme sourit et continua à se taire. Son silence fut interprété comme une réponse affirmative. Eh bien, avec tout cela, Barbara Pétrovna n’oubliait jamais la boiteuse: alors même qu’elle rêvait au prochain mariage de son fils avec une des filles du comte K…, la pensée de Marie Timoféievna pesait toujours sur son cœur comme une pierre, comme un cauchemar, et l’inquiétait étrangement pour l’avenir.