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André Antonovitch s’emballait. Déjà, à Pétersbourg, il aimait à parler en homme intelligent et libéral; maintenant il le faisait d’autant plus volontiers que personne n’était aux écoutes. Pierre Stépanovitch se taisait et paraissait plus sérieux que de coutume. Ce fut un nouveau stimulant pour l’orateur.

– Savez-vous quelle est ma situation à moi «administrateur de la province»? poursuivit-il en se promenant dans son cabinet. – J’ai trop d’obligations pour pouvoir en remplir une seule, et en même temps je puis dire, avec non moins de vérité, que je n’ai rien à faire. Tout le secret, c’est que mon action est entièrement subordonnée aux vues du gouvernement. Mettons que par politique, ou pour calmer les passions, le gouvernement établisse là-bas la république, par exemple, et que, d’un autre côté, parallèlement, il accroisse les pouvoirs des gouverneurs; nous autres gouverneurs, nous avalerons la république; que dis-je? nous avalerons tout ce que vous voudrez, moi, du moins, je me sens capable d’avaler n’importe quoi… En un mot, que le gouvernement me télégraphie de déployer une activité dévorante, je déploie une activité dévorante. J’ai dit ici, ouvertement, devant tout le monde: «Messieurs, pour la postérité de toutes les institutions provinciales, une chose est nécessaire: l’extension des pouvoirs conférés au gouverneur.» Voyez-vous, il faut que toutes ces institutions, soit territoriales, soit juridiques, vivent, pour ainsi dire, d’une vie double, c'est-à-dire, il faut qu’elles existent (j’admets cette nécessité), et il faut d’autre part qu’elles n’existent pas. Toujours suivant que le gouvernement le juge bon. Tel cas se produit où le besoin des institutions se fait sentir, à l’instant les voilà debout dans ma province; cessent-elles d’être nécessaires? à l’instant je les fais disparaître, et vous n’en trouvez plus trace. Voilà comme je comprends l’activité dévorante, mais elle est impossible si l’on n’augmente pas nos pouvoirs. Nous causons entre quatre yeux. Vous savez, j’ai déjà signalé à Pétersbourg la nécessité pour le gouverneur d’avoir un factionnaire particulier à sa porte. J’attends la réponse.

– Il vous en faut deux, dit Pierre Stépanovitch.

– Pourquoi deux? demanda Von Lembke en s’arrêtant devant lui.

– Parce que ce n’est pas assez d’un seul pour vous faire respecter. Il vous en faut absolument deux.

André Antonovitch fit une grimace.

– Vous… Dieu sait ce que vous vous permettez, Pierre Stépanovitch. Vous abusez de ma bonté pour me décocher des sarcasmes, et vous vous posez en bourru bienfaisant…

– Allons, c’est possible, murmura entre ses dents Pierre Stépanovitch, – mais avec tout cela vous nous frayez le chemin et vous préparez notre succès.

– «Nous» qui? Et de quel succès parlez-vous? questionna Von Lembke en regardant avec étonnement son interlocuteur, mais il n’obtint pas de réponse.

Le compte-rendu de cet entretien mit Julie Mikhaïlovna de très mauvaise humeur.

André Antonovitch essaya de se justifier:

– Mais je ne puis le prendre sur un ton d’autorité avec ton favori, surtout dans une conversation en tête-à-tête… Je me suis peut-être imprudemment épanché… parce que j’ai bon cœur.

– Trop bon cœur. Je ne te connaissais pas ce recueil de proclamations, fais-moi le plaisir de me le montrer.

– Mais… mais il m’a prié de le lui prêter pour vingt-quatre heures.

– Et vous le lui avez encore laissé emporter! s’écria avec colère Julie Mikhaïlovna; – quel manque de tact!

– Je vais tout de suite l’envoyer reprendre chez lui.

– Il ne le rendra pas.

– Je l’exigerai! répliqua avec force le gouverneur qui se leva brusquement. – Qui est-il pour être si redouté, et qui suis-je pour n’oser rien faire?

– Asseyez-vous et soyez calme, je vais répondre à votre première question: il m’est recommandé dans les termes les plus chaleureux, il a des moyens et dit parfois des choses extrêmement intelligentes. Karmazinoff m’assure qu’il a des relations presque partout et qu’il possède une influence extraordinaire sur la jeunesse de la capitale. Si, par lui, je les attire et les groupe tous autour de moi, je les arracherai à leur perte en montrant une nouvelle route à leur ambition. Il m’est entièrement dévoué et suit en tout mes conseils.

– Mais, balbutia Von Lembke, – pendant qu’on les caresse, ils peuvent… le diable sait ce qu’ils peuvent faire. Sans doute c’est une idée, mais… tenez, j’apprends qu’il circule des proclamations dans le district de ***.

– Ce bruit courait déjà l’été dernier, on parlait de placards séditieux, de faux assignats, que sais-je? pourtant jusqu’à présent on n’en a pas trouvé un seul. Qui est-ce qui vous a dit cela?

– Je l’ai su par Von Blumer.

– Ah! laissez-moi tranquille avec votre Blumer et ne prononcez plus jamais son nom devant moi!

La colère obligea Julie Mikhaïlovna à s’interrompre pendant une minute. Von Blumer qui servait à la chancellerie du gouverneur était la bête noire de la gouvernante.

– Je t’en prie, ne t’inquiète pas de Verkhovensky, acheva-t-elle; – s’il fomentait des désordres quelconques, il ne parlerait pas comme il parle, et à toi, et à tout le monde ici. Les phraseurs ne sont pas dangereux. Je dirai plus: s’il arrivait quelque chose, j’en serais la première informée par lui. Il m’est fanatiquement dévoué, fanatiquement!

Devançant les événements, je remarquerai que sans l’ambition de Julie Mikhaïlovna et sa présomptueuse confiance en elle-même, ces mauvaises petites gens n’auraient pu faire chez nous tout ce qu’ils y ont fait. La gouvernante a ici une grande part de responsabilité.

CHAPITRE V AVANT LA FÊTE.

I

Plusieurs fois la fête au profit des institutrices de notre province fut annoncée pour tel jour, puis renvoyée à une date ultérieure. Outre Pierre Stépanovitch, Julie Mikhaïlovna avait en permanence autour d’elle le petit employé Liamchine, dont elle goûtait le talent musical, Lipoutine désigné pour être le rédacteur en chef d’un journal indépendant qu’elle se proposait de fonder, quelques dames et demoiselles, enfin Karmazinoff lui-même. Ce dernier se remuait moins que les autres, mais il déclarait d’un air satisfait qu’il étonnerait agréablement tout le monde quand commencerait le quadrille de la littérature. Dons et souscriptions affluaient, toute la bonne société s’inscrivait; du reste, on acceptait aussi le concours pécuniaire de gens qui étaient loin d’appartenir à l’élite sociale. Julie Mikhaïlovna trouvait qu’il fallait parfois admettre le mélange des classes; «sans cela, disait-elle, comment les éclairerait-on?» Le comité organisateur qui se réunissait chez elle avait résolu de donner à la fête un caractère démocratique. Le prodigieux succès de la souscription était une invite à la dépense; on voulait faire des merveilles, de là tous ces ajournements. On n’avait pas encore décidé où aurait lieu le baclass="underline" serait-il donné chez la maréchale de la noblesse qui offrait sa vaste maison, ou chez Barbara Pétrovna, à Skvorechniki? Une objection s’élevait contre ce dernier choix: Skvorechniki était un peu loin, mais plusieurs membres du comité faisaient observer que là on serait «plus libre». Barbara Pétrovna elle-même désirait vivement obtenir la préférence pour sa maison. Il serait difficile de dire comment cette femme orgueilleuse en était venue presque à rechercher les bonnes grâces de Julie Mikhaïlovna. Apparemment elle était bien aise de voir que de son côté la gouvernante se confondait en politesses vis-à-vis de Nicolas Vsévolodovitch et le traitait avec une considération tout à fait exceptionnelle. Je le répète encore une fois: grâce aux demi-mots sans cesse chuchotés par Pierre Stépanovitch, toute la maison du gouverneur était persuadée que le jeune Stavroguine tenait par les liens les plus intimes au monde le plus mystérieux, et qu’assurément il avait été envoyé chez nous avec quelque mission.