— Je vais du moins continuer de la chercher.
— En suivant la route plein nord, jusqu’à tant qu’on déboule en Espagne ou en Turquie, Mec ? ricane l’Infâme.
J’accélère.
Pied au plancher ! La guinde, malgré ses pneus cloutés, flotte sur la neige.
— Si tu continues, on va se fraiser la gueule, hurle le Prodigieux. A quoi ça rime de bomber de la sorte ?
— A se rapprocher d’eux, fais-je. Il n’y a pas d’embranchements, ils ne peuvent pour l’instant qu’être en avant. Tu ne « sens » rien, grand sorcier au visage violet ?
— Une odeur de brûlé, répond Béru, à l’instar de la dame frigide que son mari calçait par le truchement d’un préservatif. Tu pousses trop le moulin, Sana. Si tu voudras voyager loin, faut déménager ta monture, comme dit le prophète.
J’active de rebelle et de plus chef, sans tenir compte de ses exhortations. Les kilomètres s’enregistrent au compteur à une vitesse d’appareil à sous.
Du blanc… La neige. Flocons, flocons, comme la lune. Flot con. Immaculation. Danse immobile de la forêt nordique. Tu crois qu’il y a des loups dans le secteur ?
Oui, deux au moins, hein ? Deux méchants loups qui emportent mon gentil chaperon rouge.
Je les aurai. Promis. Mais à temps ? Ça, c’est une autre paire de choses. Les contes de fées dans lesquels tu récupères les gentils gorets dans le bide du loup n’existent pas dans la réalité. Dans la vie, le mécanicien accidenté est père de six enfants et Jacky Kennedy épouse Onassis.
Je me livre à une étude rapide de notre situation. Elle ne vaut pas un pellos. D’ici quelques plombes, les bourdilles vont nous coller au train biscotte le meurtre de la taulière. En outre, ils découvriront notre visite rue Vidgög. Va falloir se dégager les nougats de ce seau de mélasse. Pas commode. Et le Vieux qui est en route ! Je joue la montre en ce moment. Si je me laisse happer par les sapeurs de Pilaf III Adolphe, ma mission tourne au jus de paf. It is the méchant end.
La lumière des phares dévore le paysage immuable. Parfois, un animal non identifié s’enfuit à notre approche.
Béru continue de protester à chacun des coups de fesse de l’auto.
Une demi-heure se passe.
Et puis voici qu’une route secondaire débouche dans la nôtre, venant de la gauche.
Je freine au mieux. La tire se file en traviole. Légère manœuvre pour rectifier la position. Je me dirige vers l’embranchement, marchant le long du fossé. Tu le connais, mon instinct, dis, Pernicieux ? Tu te rappelles bien tout, hein ? Bon, alors j’y reviens pas. Sache seulement mais sache-le parfaitement, que le chemin en question est tellement secondaire qu’il n’a pas été déblayé depuis des jours, si bien que la neige s’y est accumuloncée malgré la voûte d’arbres qui le dôme. Y en a au moins quarante centimètres. Mais attends, bouge pas, je reviens… Figure (de fifre)-toi qu’une voiture vient de l’emprunter. Une chignole dont le conducteur a mis les chaînes, car dans cette épaisseur, les clous, tu parles !
Et même avec des chaînes, ça n’a pas été de la tarte. Plutôt du puddinge ! A preuve, c’est que tous les cinquante mètres, l’automobiliste en question a dû descendre pour déblayer à la pelle la congère qui se formait devant la pompe.
— Tu crois que saucisson t’eux ? m’écrie Nostrabérus, depuis notre propre véhicule, car il ne se casse pas depuis qu’on l’a sacré mage professionnel du siècle.
— J’ai toute raison de l’espérer. C’est récent. Qui donc s’engagerait en pleine nuit dans un chemin forestier quasi impraticable ?
Je reprends ma place au volant. Heureux qu’il ait tracé la piste, le frère. Néanmoins au bout de trois mètres dix, mon bahut renâcle.
— Faudrait des chaînes, déplore le Mahousse.
Je vais inventorier le coffiot. Bonheur ! Il y en a.
Une quarantaine de minutes plus tard et quatre kilomètres plus loin, nous débouchons sur la rive d’un immense lac.
Une maison lacustre se dresse à l’extrémité d’un lit d’ajoncs gelés.
De la lumière y brille.
J’aperçois une bagnole rangée sous les arbres.
Presto, je coupe mes calbombes.
Puis le contact.
Un grand silence polaire s’abat sur nous.
Je cherche quelque chose de grand à dire pour glorifier ce moment exceptionnel.
— C’est quand même formidable, la vie, non ? murmuré-je d’un ton pénétré.
Nostrabérus a un qualificatif d’une justesse inouïe :
— Irremplaçable, déclare ce grand esprit.
Je ne sais plus si on poursuit la chance, ou si c’est elle qui nous poursuit
Bon, qu’est-ce tu veux que je te raconte ?
La suite ?
D’ac : on y va.
Et je vais te la chanter en canon, comme dans la famille Krupp (qui a si bien su faire son trou).
Mais avoue que la rapidité avec laquelle j’ai recollé au peloton est démentielle, non ? La main du Barbu, mon pote, cherche pas. Vois-tu, à la base, on patauge dans un malentendu, nous, les hommes. On espère un Dieu dans l’autre monde, alors que Dieu n’est que de celui-ci. Dieu est parmi nous parce qu’il n’y a pas d’ailleurs. Tous les pensionnés de la prière se foutent l’oraison dans l’œil : ils thésaurisent à blanc, à vide, en vain, en avide, en divin. Moi, ça m’est apparu l’autre soir, comme une vérité. Au moment de me zoner. Boum, je me dis : « Dieu est ici, recta ! L’éternité, c’est en ce moment. After ? Nib d’auréole. Zob et zob. Les gentils vers dans le pardingue à manettes, ultimes animaux domestiques. Dieu ? Illico ! Avec nous ! Vive Dieu ! Bravo ! Voilà Magloire ! Dieu et mon doigt ! Pas aux calendes : maintenant. En exercice 24 plombes sur 24. En ce moment que je te cause, il ligote par-dessus mon épaule. Opine. Se renchérit. Pense : « Tiens, en v’là un qu’a enfin pigé. » Il est content. L’épargne prière ? Du fonds russe ! Les tickets d’imploration sont à honorer sur-le-champ. Faut les présenter au contrôle. Pas attendre que tu deviennes en os, que tu vires poudre d’escampette. Hé, mon Dieu ! N’est-ce pas ?
La cabane lacustre, je vais t’expliquer, elle sert à la chasse aux canards sauvages d’Ibsen. P’t’-être aussi à la pêche. Elle est pourvue de toutes petites fenêtres et l’on y accède par un ponton branlant, en planches disjointes.
Tu peux pas imaginer combien ce paysage est bioutifoule dans la nuit en forme de crépuscule. Le lac gelé, bordé d’ajoncs givrés. La neige qui floconne suavement sur cette immensité. Et puis cette mignonne cabane scandinave d’où coule une lumière orangée… Ça te suffit, ou tu veux que j’en rajoute ? Je peux te refiler encore les traînées lumineuses sur la glace du lac Kéköneri, et des vols d’oies blanches sur le ciel noir ? Même que les flocons de neige on dirait des plumes ! Tu mouilles, hein ?
Le Mastar murmure à travers la fumaga qui monte de lui comme d’un excrément frais :
— On les contacte à la brutale ?
— Je vois guère le moyen d’usiner autrement, Mec. Si on toque à la lourde en leur disant en français qu’on est le laitier ou le facteur des recommandés, ils risquent de ne pas nous croire. T’as ton feu ?
— Yes, sœur.
— Aboule !
Herr Béru me présente l’objet. J’ôte le cran de sûreté, puis je tire le mien de ma vague. Le plus duraille reste à faire : poser mes targettes afin de pouvoir approcher sans bruit de la cabane. L’opération est simple. Je vais me tenir à côté de la porte tandis que Béru prendra son élan pour l’enfoncer. Dès que l’huis aura mis les pouces, faudra que je me rue à l’abordage, profitant de l’élément de surprise.
J’ôte mes boots fourrés. Aussitôt, le froid hideux me saisit les pinceaux dans ses mâchoires acérées (c’est torché, hein ?) Je domine l’aigre douleur et me coule jusqu’au refuge. J’entends des bruits de voix assez véhéments. On dirait que ça rouscaille ferme là-dedans.