J’ai un geste vers le Gros. Lui aussi s’est débotté. Il marche en faisant grincer les lattes. J’espère qu’on ne l’entend pas depuis l’intérieur. Parvenu à cinq mètres de la lourde, Sa Majesté se fout en boule (dozer), de trois quarts, la jambe droite fléchie, l’épaule en saillie. Il prend une grande goulée d’oxygène et d’azote mélangés, remettant à un peu plus tard d’en faire le tri et il s’élance avec un curieux saut de kangourou venant de se filer un oursin dans la cavité incubatrice.
Les signes du bélier et du taureau réunis.
La porte part en sucette aussi docilement qu’une feuille morte devant la bouche d’une soufflerie. Paré pour plus de résistance, le Gros continue sur sa lancée et va trajecter ailleurs.
Je suis déjà dans la carrée, mes deux feux pointés. Je hurle à m’en déchiqueter les ficelles :
— Hands up ! ce qui, dans tous les westerns non doublés, signifie haut les mains.
Ils sont trois.
Eggkarte, Borg, et… une fille inconnue.
Eggkarte est ligotée, nue sur une chaise. La tête en bas.
Borg Borïgm est toujours loqué en dame patronnesse. Ce type, tu le verrais, tu glaglaterais du casse-noisettes. Car il est terrible avec ses longs cheveux blancs, son regard froid, ses mâchoires serrées. Quant au troisième personnage, la gonzesse inconnue, tu peux me croire sans attendre de recevoir le bon de garantie si je te dis qu’elle est sensas. Tiens, en vitesse, je te passe le prospectus. Taille de guêpe, longues jambes, cheveux blonds tombants, visage triangulaire, peau veloutée, yeux noisette, seins peu volumineux mais fermes, bouche admirablement dessinée et sensuelle. Quoi encore ? Ben non, c’est tout pour l’instant. D’autant que j’ai à t’en bonnir encore à propos du topo. Par quoi commencer ? Attends, oui, tiens : le Gros. Sache, ô mon frère amoindri, qu’il a quitté la cabane. Par où ? Par le mur du fond. La cabane est en bois vermoulu. Il l’a traversée en trombe, l’épaule toujours dardée.
Aucun obstacle n’ayant enrayé son rush, le dear Béru a percuté la paroi faisant face à la porte et il est reparti dans la nuit glaciale. Un trou béant témoigne de son passage ; des cris extérieurs, de sa douleur.
Voici pour Césarin.
Je te reviens à ma gente Eggkarte.
Alors là, je crois que nous nous sommes pointés à temps.
Je t’ai dit qu’elle est ligotée à une grosse chaise de bois mal équarri ? Oui ? Bon. Ses épaules reposent sur la partie destinée à recevoir généralement le darmiche. Sa tête pend dans le vide. Ses jambes sont repliées sur le dossier du siège et attachées aux montants, ce qui les lui tient grandes ouvertes. Le reste est pas commode à dire. Mais enfin, je suis là pour ça, hein ? Du jour où un Prix Nobel de lis tes ratures renonce à témoigner, il peut confier sa machine à écrire à César pour s’en faire un presse-papier. Alors, je t’informe que les tortionnaires de ma toute belle, profitant de ce qu’elle était en posture de bouteille, lui ont introduit un entonnoir à l’endroit précis où je lui fais un doigt de cour. Tu juges ? Non loin est un réchaud de camping sur lequel une casserole d’eau commence à fumer. Leurs horribles desseins se dessinent. Ils s’apprêtaient à l’ébouillanter de l’intérieur pour la contraindre à parler. J’avais encore jamais vu ça, moi ! Toi non plus ?
Ça ne me surprend pas.
Le descriptif ci-dessus, faut du temps pour le dresser, mais moi, œil de faux con, tu penses qu’en un éclair (au chocolat) je me le suis programmé dans le collimateur. J’ai bondi, revolvers aux poings.
Hands up, je te dis !
Borïgm et sa collaboratrice lèvent les bras. Je les contourne. Primo, neutraliser le célèbre fugitif. Coup de crosse à la base du cigare, là que les idées se forment et que le désir naît. Pas besoin de frapper fort, une beigne sèche, et le gus s’écroule.
Mince, qu’est-ce qu’il fout, Béru ? J’aurais bien besoin de lui, en ce moment. Je palpe les vêtements de Borïgm, il n’a pas d’armes sur soi. Lui, c’est carrément l’artillerie lourde. Deux mitraillettes et un fusil à lunette appuyés à la cloison sont là pour le prouver.
Sans cesser de braquer la jolie blonde, je détache Eggkarte.
— Pas trop de bob, dearlinge ?
Elle se remet à l’horizontale.
— J’ai des vertiges, parce que je conservais la tête en bas, mais ça va passer.
Pendant qu’elle se remet, je fais signe à l’autre mousmé de s’asseoir et je l’attache avec les liens ayant servi pour ma douce interprète.
Bon, ça paraît clarifié pour le moment.
Un froid de : canard, loup, etc. s’engouffre par la brèche. Je m’approche du trou.
— Ohé, Béruuuuuuu !
Une bordée d’injures m’arrive des profondeurs. Ça part des confins glacés.
— Mais où es-tu, Tartine ?
— J’ai dérapé jusque z’à dache ! me renseigne la voix. Les pinceaux me collent à la glace. Qu’en plus je m’ai foulé quéque chose, bordel !
Il me conseille d’aller me faire : voir, ch…, sodomiser et foutre, ce qui est pratiquement un pléonasme.
J’entreprends de colmater la brèche. Un poêle à catalyse est insuffisant à endiguer le froid. Le thermomètre baisse plus vite qu’un député dans l’estime de ses électeurs.
Je me prends dans un coin pour une conférence expresse.
— Parfait, San-Antonio, me dis-je. Et à présent ?
Car à présent, il s’agit de se planquouzer sérieusement. On ne va pas séjourner dans cette cahute démantelée jusqu’au retour de l’été. On crèverait de froid, avant. D’autre part, je ne puis descendre dans un hôtel avec mes prisonniers. Les meurtres de Borg Borïgm vont faire du pétard et, comme je te l’ai déjà laissé entrevoir précédemment, j’aurai droit aux retombées. Témoignage et parlotage sont les deux mamelles de la rousse, en Suède comme ailleurs. Donc, nous devons absolument dégauchir un coin pépère où nous terrer jusqu’au moment du moins où le Vieux aura sa fameuse conversation avec Borg.
Tiens, il soupire, cézique. J’empare ma ceinture pour lui entraver les quilles, et celle de la blondine pour lui fixer les mains dans le dossard.
Cette môme ne perd rien de mes gestes. Elle est ensorcelante. Je t’ai pas raconté qu’elle porte un bloudgine avec de la fourrure ?
Je lui souris. Y a des matuches qui se croient obligés de chiquer les rogneux avec les malfaiteurs. C’est pas mon cas. Une fois que j’ai obtenu gain de cause, je suis la cordialité faite homme.
— Ouf ! ça va mieux, murmure Eggkarte.
Elle va chercher une bouteille d’akvavit sur un rayonnage et s’en accorde une gorgée.
— Après vous si l’en reste ! gronde Bérurier en réapparaissant. Dedieu, ce valdingue. J’ai cru que j’allais glisser jusqu’à l’aut’ rive, heureusement que la glace est gelée !
— C’est rare mais ça arrive, dis-je.
Il entre en clopinant, cramponne la boutanche et fait son plein.
Eggkarte raconte son enlèvement. Il fut des plus simples. A peine avions-nous forcé la porte, que Borïgm s’est pointé, armé d’une mitraillette. Il lui a ordonné de les suivre. Ils sont montés dans une bagnole stationnée derrière la nôtre et sont venus directement à la cabane.
Elle grelotte en jactant. Tu penses : à poils comme elle était dans le froid refuge, elle a dû se choper la mort.
— Que voulait-il te faire, mignonne ?
— Je l’ignore, ils ne m’ont posé aucune question.
— Ils ont parlé entre eux ?
— Juste l’essentiel, quand il a dû mettre les chaînes et déblayer la neige sur le chemin. Il donnait des ordres, elle les exécutait.