— Alors ?
— J’ai foncé en avant pour me rendre compte. Bien m’en a pris puisqu’à dix kilomètres de Milsabör environ, j’ai aperçu un barrage. Immédiatement, j’ai fait demi-tour. Des motards se sont lancés à mes trousses. Heureusement que sur la neige, une voiture munie de chaînes est plus rapide qu’une motocyclette parce que beaucoup plus stable.
Brave gosse, va. Je la serre sur mon cœur. Et moi qui l’avais suspectée de désertion en présence de l’ennemi !
La galoche de la reconnaissance ayant été roulée, je lui demande pourquoi elle vient de stopper dans ce patelin.
— Pour deux raisons, répond cette jeune fille hardie : primo parce que le niveau de ma jauge d’essence était presque à zéro, secundo parce que la neige a cessé depuis quelques kilomètres. Donc, nos traces ne sont plus apparentes et ces idiots doivent foncer en direction du Cap Nord comme des perdus.
— Toujours est-il que nous ne pouvons pas rebrousser chemin une nouvelle fois pour rentrer en ville ?
— Hélas non. Nous nous ferions arrêter.
Je me tais, saisi.
Tu crois aux fantômes, toi ?
Moi aussi, à cet instant. Magine-toi, ô mon sinistre frère, que ça se met à remuer dans le cimetière. Car, je t’ai dit que nous avions stoppé en bordure d’un funèbre enclos ?
L’un des monticules révélant une tombe éclate silencieusement et deux formes blafardes se dressent.
Me faut un temps de stupéfîance avant de piger qu’il s’agit de deux hommes à poil, mais alors entièrement.
Sauf l’un d’eux dont le sexe s’abrite à l’intérieur de l’autre.
— Bon Dieu, de quoi s’agit-il ? balbutié-je.
— Deux nécrosexuels, sans doute, me répond Eggkarte. Beaucoup de Suédois se livrent à ce sport d’endurance qui consiste à s’accoupler sous la neige et à y demeurer immobile, après l’assouvissement, jusqu’à ce que leur ardeur revienne. Il faut être très aguerri pour pratiquer cet exercice.
M’ayant expliqué, elle crie joyeusement :
— Hello ! aux deux protagonistes.
— Hello ! répondent-ils en chœur.
Ensuite de quoi, ils refont une partie de « contre vents et diarrhées. »
Expresse. Tagadagada, tsoin, tsoin ! En quelques coups de cuiller à pot. Le premier éternue de l’inducteur, puis se porte en avant pour prendre la place du second, car, en matière de comptabilité, l’actif et le passif doivent rigoureusement s’équilibrer. Très peu de temps suffit au deuxième lancier pour faire cul sec (si je puis ainsi dire).
Lors, ces deux personnages, libérés de tourments immédiats, s’approchent de nous la Beethoven. Ils sont grands, maigres, quadragénaires, blonds, avec des mentons en tiroir et des airs glacials qu’on ne saurait leur reprocher, compte tenu du stage qu’il viennent d’effectuer dans la neige du cimetière.
— Vous n’êtes pas d’ici ? demande l’un d’eux en français, nous ayant entendu manœuvrer cette superbe langue.
— Touristes, réponds-je.
— Ne seriez-vous pas les meurtriers de cette hôtelière de Milsabör dont a parlé la radio, dans la soirée ?
— Si fait, dis-je en leur montrant mon revolver. Vous habitez le quartier, mes bons messieurs ?
Le mec nous désigne sa maison, la plus proche, une jolie construction de briques et de bois, avec du vitrage en abondance.
— Allons-y, fais-je ! j’espère que vous possédez également un grand garage.
Tout s’effectue dans la passivité la plus complète, si bien que nous voilà installés chez ces deux messieurs, nos bagnoles dûment planquées.
Borg Borïgm et sa nana sont une fois de plus saucissonnés et remisés sous un canapé.
Béru disparaît dans la cuisine des deux messieurs, Eggkarte, les nécrosexuels et moi-même prenons place devant un grand feu de boulets rouges.
Chose étonnante, les deux messieurs n’ont pas des attitudes de gens dont on a investi de force la maison. Ils se comportent davantage en hôtes qu’en otages. Ils parlent volontiers, sans y être contraints, ne vous posent aucune question, et nous racontent leur vie avec cette complaisance qu’apportent à une telle narration des gens satisfaits de leur existence.
Ils s’appelaient Tuppud et Dukku.
Ils s’étaient rencontrés en Grèce au cours des dernières vacances. A cette époque, ils étaient l’un et l’autre mariés à des juments tristes dont ils divorcèrent sitôt qu’ils eurent la certitude de leur amour. Une fois réglées les basses questions matérielles avec ces femelles de rebut et la progéniture en ayant découlé, Dukku et Tuppud mirent leurs biens en commun et vinrent s’installer en cette localité de Tringglatouvâ qui offre la particularité de n’être habitée que par des ménages masculins. Quelque chose comme un village de tantes, en somme.
— Vous tombez bien, déclara soudain Tuppud, lequel s’exprimait dans un français attachant, quoique alourdi de stalactites. Vous serez nos témoins.
— Comment cela, vos témoins ! m’exclamé-je, en manifestant une légitime surprise.
— Ne nous refusez point ce plaisir, supplia le coïteur-tombal après un bref échange de vue avec son compagnon ; nous nous marions demain matin.
— Hein ?
— Le pasteur Bôchibrock consent à nous unir moyennant un prix forfaitaire qui englobe la bénédiction et la remise d’une bible imprimée sur vergé numéroté. Car nous tenons à régulariser notre situation.
Je les félicitai quant à la pureté de leurs sentiments et établis un programme concernant la fin de cette nuit tumultueuse. Il fut décidé que nous bivouaquerions tous dans ce salon et que nous établirions un tour de veille, Bérurier et moi-même, manière de surveiller ces gens. Le Gros, repu de poissons séchés, comme un phoque savant un dimanche soir, lorsqu’il a eu deux matinées et une soirée, clignait de la paupière. Je m’offris de commencer la garde. C’était la prudence la plus élémentaire.
Quand Tuppud et Dukku se furent allongés sur un matelas, dans l’angle le plus éloigné de la porte (dont je pris soin d’empocher la clé), je tamisai les lumières, me plaçai à califourchon sur un siège et entrepris la tâche délicate de laisser couler du temps sans m’endormir.
Au bout d’une demi-heure, sans doute bercé par les ronronnements des dormeurs, je sentis qu’une méchante torpeur me gagnait. C’est là une notion imprécise à laquelle un homme d’action se doit de réagir immédiatement. Attendre, c’est laisser le sommeil s’engouffrer en vous. Attendre, c’est s’abandonner au trop tard. Ainsi, en voiture le conducteur qui dodeline est-il promis aux tonneaux ou au platane s’il ne réagit pas immédiatement. Je me levai, et accomplis quelques mouvements dits d’assouplissement, mais qui me firent craquer. Ils eurent toutefois l’avantage de me permettre une fugitive vision de mes deux prisonniers. Borïgm et sa souris ne dormaient pas. Ils ne cherchaient point à s’évader en se débarrassant de leurs liens, et pourtant, ils se livraient à un curieux manège qui m’intrigua. Figurez-vous qu’à force de reptations silencieuses, ils étaient parvenus à se placer tête-bêche. Et savez-vous quel bizarre agissement était celui de la gonzesse ? Vous amuserait-il de le deviner ? Que non pas ? Soit ! Mais je suis certain de vous surprendre. La jeune beauté en blue-jean à fourrure était en train de manger la semelle d’une botte de Borg Borïgm.
A belles, à très belles dents !
Quand j’avance qu’elle la mangeait, j’exagère. En réalité, elle se contentait de la déchiqueter à l’aide de ses incisives. Elle recrachait les morceaux le plus silencieusement possible. Il n’empêche que ce furent ses petits « pepst » répétés qui durent attirer mon attention.