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Armand Cabasson

Les Proies de l’officier

A Emmanuelle

dont j’ai le bonheur de partager la vie

et à Françoise

Sur l’auteur

Armand Cabasson est né en 1970. Il est l’auteur de nombreuses nouvelles, dont le recueil Loin à l’intérieur, paru en 2005 aux éditions de l’Oxymore, et de deux romans policiers ― Les Proies de l’officier et Chasse au loup. Membre du Souvenir napoléonien et de l’association 813 (les amis de la littérature policière), Armand Cabasson a mené de nombreuses recherches pour restituer avec panache l’ambiance et les batailles des plus légendaires campagnes de Napoléon. Psychiatre dans l’Oise auprès d’adolescents en difficulté, Armand Cabasson vit aujourd’hui dans le nord de la France.

1

Bizarrement, ses mains ne tremblaient pas. L’homme contemplait le cadavre de la servante avec laquelle il discutait quelques instants plus tôt. Sa victime, pitoyable corps sanglant et mutilé, était bien réelle. Mais il la fixait avec aussi peu d’émotion que s’il s’était agi d’une poupée brisée. Ce qui le mettait mal à l’aise, ce n’était pas d’avoir assassiné, mais de ne pas ressentir de culpabilité. Par ailleurs, cette tranquillité contrastait avec le trouble intense qui l’avait envahi tandis qu’il poignardait cette femme encore et encore.

Il se leva si précipitamment que sa chaise faillit basculer. Le temps jouait contre lui. L’hôtelier ou l’un de ses employés finirait bien par frapper à la porte afin de réclamer de l’aide pour le service. L’homme savait qu’il devait sortir de sa torpeur. Ses chaussures, son pantalon, sa chemise, ses cheveux : tout était couvert de sang. Il n’avait pu se nettoyer le visage et les mains qu’en partie et des traces restaient visibles. Impossible de prendre le risque de croiser un client dans le couloir. Et comment aurait-il pu traverser la grande salle du rez-de-chaussée sans être interpellé par l’un des fantassins occupés à manger, à se soûler, à fumer, à bavarder et à suivre du regard les serveuses jusqu’à s’en tordre le cou ? Lorsqu’il était venu dans cette chambre, il ne savait pas qu’il allait tuer cette femme. Il réalisait à présent qu’il était piégé. Il décida donc de fuir par la fenêtre.

La chambre se trouvait au troisième étage, sous les toits. Il avait plu durant toute la soirée, mais de lourds nuages persistaient et dissimulaient la lune. La nuit noire lui offrait des chances raisonnables de ne pas être aperçu par les nombreux soldats qui allaient et venaient dans les rues. Il ouvrit la fenêtre et jeta un prudent coup d’oeil en contrebas. Trois fantassins se poussaient en titubant et en riant. Ailleurs, des Italiens se disputaient avec des Français sans qu’aucun des deux groupes entende ce que disait l’autre. Le 4e corps de l’armée française campait à proximité, aussi ce bourg et tous les villages avoisinants avaient-ils été envahis par des militaires. Comme un hussard lancé en pleine charge, l’homme tenta le tout pour le tout. Une capote grise de simple soldat dissimulait sa chemise maculée de sang. Il monta sur le rebord de la fenêtre et se hissa à la force des bras sur l’avancée des tuiles. De là, il gagna sans mal le sommet et, se déplaçant prudemment à genoux, il vint se tapir contre la large cheminée de pierre. Et maintenant ? Aucun appui ne lui permettait de redescendre. De toute façon, cela lui était interdit pour le moment. Il demeura un instant caché dans les ténèbres. La rue, elle, semblait appartenir à un autre monde. Elle baignait dans la lumière et l’animation. Les auberges et les particuliers qui souhaitaient accueillir des soldats avaient disposé lanternes et bougies à leurs fenêtres. Des militaires arrivaient sans discontinuer des alentours en s’éclairant avec des torches. La campagne était couverte de ces feux follets impatients. Pas un troupier sur dix ne possédait une autorisation de déplacement en règle, mais ceux qui étaient censés les ramener dans leurs tristes campements faisaient la fête avec eux. L’homme examina le toit suivant. Il en était séparé par une ruelle, mais pouvait l’atteindre d’un bond. Il se leva, contourna la cheminée et s’élança dans le vide. Il trébucha sur l’autre cheminée et tomba en avant, mais parvint à se rattraper à l’arête du toit. Quelques tuiles glissèrent autour de lui puis s’immobilisèrent à mi-pente. Il se rétablit et reprit sa progression. Il se pressait et s’efforçait de ne pas penser à l’abîme qui s’était ouvert en lui dans cette chambre, à ce gouffre qu’il avait à peine entrevu. La maison contiguë possédait un toit un peu moins pentu. Les minutes s’écoulaient et il n’avait réussi qu’à parcourir quelques mètres. Il décida de forcer sa chance, se mit debout et avança, les bras écartés et le pas mal assuré, tel un funambule jouant avec ses limites. Heureusement pour lui, l’arête du toit avait la largeur d’une tuile et cela suffisait. Rapidement, il s’habitua à cet exercice périlleux et força l’allure. Il dépassa ainsi deux demeures, grimpa sur un toit surélevé, bondit par-dessus une seconde ruelle pour retomber un mètre plus bas sur la cheminée d’une auberge... Il courait presque. Une vieille tuile céda brutalement sous ses pas. Il fit de grands moulinets tout en se contorsionnant. Son corps oscilla, comme s’il hésitait à choisir de quel côté s’écraser, mais retrouva finalement son équilibre. La tuile, elle, avait poursuivi sa route et vint éclater aux pieds d’un soldat en capote grise. Celui-ci épaula aussitôt en direction des toits.

— Halte ! Qui va là ?

— Soldat Mirambeau, à quoi jouez-vous ? tonna un sergent.

— Une tuile a failli me tomber sur le crâne, sergent. Y a quelqu’un qui s’balade sur les toits.

Le sergent leva la tête.

— Y a personne là-haut, Mirambeau, que des tuiles pourries qui...

La détonation coupa court au discours du sous-officier. Les yeux du soldat s’étaient accoutumés à l’obscurité et venaient de distinguer une silhouette s’éloignant rapidement.

— Aux armes ! Y a quelqu’un sur les toits !

Une foule se massa aussitôt autour des deux hommes. Un caporal complètement ivre pointa son fusil vers le ciel.

— C’est un espion russe ! Feu comme à Eylau, les enfants !

Il tira, imité par deux fantassins. Un lieutenant trop jeune pour être toujours sensé accourut sabre au poing.

— Qui nous attaque ?

— Le soldat Mirambeau a vu un espion russe gambader sur les toits, mon lieutenant.

— Ils sont au moins trois, affirma péremptoirement quelqu’un.

Plus loin dans la rue, d’autres militaires faisaient feu ou appelaient aux armes.

— Un vrai diable d’homme ! déclara un tireur malchanceux.

Son compagnon mit en joue à son tour.

— Les diables, moi, je leur troue la peau comme aux autres.

Mais son coup n’arrêta pas plus la silhouette mouvante.

— Encerclez les bâtiments ! ordonna le lieutenant avec enthousiasme.

L’attroupement se scinda en deux et chaque groupe s’élança au pas de course dans des directions opposées. Certains troupiers riaient aux éclats, l’euphorie de l’alcool leur faisant considérer cette chasse à l’homme comme un jeu plus animé qu’une partie de cartes.

Le fugitif courait et chacun de ses pas pouvait le précipiter dans la mort. Une balle était venue s’écraser contre une cheminée proche de lui, projetant des éclats de pierre qui l’avaient heurté. Il entendait des cris, des exclamations et des détonations. Quelqu’un hurla : « Les Russes nous canardent depuis les toits ! » et la rumeur embrasa la rue. Une balle pulvérisa une tuile à ses pieds, une autre siffla à ses oreilles tandis qu’une troisième cassait un carreau et déclenchait des rires avinés. Il aperçut soudain un arbre qui s’appuyait au dos de l’édifice. Sans hésiter, il dévala la forte pente et s’élança, bras tendus, le plus loin possible. Ce bond lui parut durer une éternité. Enfin le feuillage lui griffa le visage. Il saisit une branche qui ploya aussitôt sous son poids et rompit. Ses côtes heurtèrent douloureusement une autre branche, nettement plus grosse, à laquelle il se cramponna immédiatement. Il ne se trouvait plus qu’à deux mètres du sol. Il se laissa choir et atterrit dans une flaque d’eau. Il allait se précipiter vers la forêt lorsqu’une voix retentit dans son dos.