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Le feu montait par vives lueurs aux yeux de Jacques, et animait les pommettes de ses joues d'une rougeur fébrile.

On voyait peu à peu tomber le masque religieux de Borromée, qui, le fleuret à la main, emporté par l'action si entraînante de la lutte d'adresse, se transformait en homme d'armes; il entremêlait chaque coup d'une exhortation, d'un conseil, d'un reproche; mais souvent la vigueur, la promptitude, l'élan de Jacques triomphaient des qualités de son maître, et frère Borromée recevait quelque bon coup en pleine poitrine.

Chicot dévorait ce spectacle des yeux, et comptait les coups de bouton.

Lorsque l'assaut fut fini, ou plutôt lorsque les tireurs firent une première pause: – Jacques a touché six fois, dit Chicot, frère Borromée, neuf; c'est fort joli pour l'écolier, mais ce n'est point assez pour le maître.

Un éclair inaperçu à tout le monde, excepté à Chicot, passa dans les yeux de Borromée, et vint révéler un nouveau trait de son caractère.

– Bon! pensa Chicot, il est orgueilleux.

– Monsieur, répliqua Borromée d'une voix qu'à grand'peine il parvint à faire doucereuse, l'exercice des armes est bien rude pour tout le monde, et surtout pour de pauvres moines comme nous.

– N'importe, dit Chicot, décidé à pousser maître Borromée jusqu'en ses derniers retranchements; le maître ne doit pas avoir moins de la moitié en avantage sur son élève.

– Ah! monsieur Briquet, fit Borromée, tout pâle et se mordant les lèvres, vous êtes bien absolu, ce me semble.

– Bon! il est colère, pensa Chicot, deux péchés mortels; on dit qu'un seul suffit pour perdre un homme; j'ai beau jeu.

Puis tout haut:

– Et si Jacques avait plus de calme, continua-t-il, je suis certain qu'il ferait jeu égal.

– Je ne crois pas, dit Borromée.

– Eh bien! j'en suis sûr, moi.

– Monsieur Briquet, qui connaît les armes, dit Borromée avec un ton amer, devrait peut-être essayer la force de Jacques par lui-même; il s'en rendrait mieux compte alors.

– Oh! moi, je suis vieux, dit Chicot.

– Oui, mais savant, dit Borromée.

– Ah! tu railles, pensa Chicot; attends, attends. Mais, continua-t-il, il y a une chose qui ôte de la valeur à mon observation.

– Laquelle?

– C'est que frère Borromée, en digne maître, a, j'en suis sûr, laissé toucher Jacques un peu par complaisance.

– Ah! ah! fit Jacques à son tour en fronçant le sourcil.

– Non certes, répondit Borromée en se contenant, mais exaspéré au fond; j'aime Jacques certainement, mais je ne le perds point avec ces sortes de complaisances.

– C'est étonnant, fit Chicot comme se parlant à lui-même, je l'avais cru, excusez-moi.

– Mais enfin, vous qui parlez, dit Borromée, essayez donc, monsieur Briquet.

– Oh! ne m'intimidez pas, dit Chicot.

– Soyez tranquille, monsieur, dit Borromée, on aura de l'indulgence pour vous; on connaît les lois de l'Église.

– Païen! murmura Chicot.

– Voyons, monsieur Briquet, une passe seulement.

– Essaie, dit Gorenflot, essaie.

– Je ne vous ferai point de mal, monsieur, dit Jacques prenant à son tour le parti de son maître, et désirant de son côté, donner son petit coup de dent; j'ai la main très douce.

– Cher enfant! murmura Chicot en attachant sur le jeune moine un inexprimable regard qui se termina par un silencieux sourire.

– Voyons, dit-il, puisque tout le monde le veut…

– Ah! bravo! firent les intéressés avec l'appétit du triomphe.

– Seulement, dit Chicot, je vous préviens que je n'accepte pas plus de trois passes.

– Comme il vous plaira, monsieur, fit Jacques.

Et se levant lentement du banc sur lequel il était retourné s'asseoir, Chicot serra son pourpoint, passa son gant d'arme, et assujettit son masque avec l'agilité d'une tortue qui attrape des mouches.

– Si celui-là arrive à la parade sur tes coups droits, souffla Borromée à Jacques, je ne fais plus assaut avec toi, je t'en préviens.

Jacques fit un signe de tête, accompagné d'un sourire qui signifiait:

– Soyez tranquille, maître.

Chicot, toujours avec la même lenteur et la même circonspection, se mit en garde, allongeant ses grands bras et ses longues jambes, que, par un miracle de précision, il disposa de manière à en dissimuler l'énorme ressort et l'incalculable développement.

XXIII La leçon

L'escrime n'était point, à l'époque dont nous essayons, non seulement de raconter les événements, mais encore de peindre les mœurs et les habitudes, ce qu'elle est aujourd'hui. Les épées, tranchantes des deux côtés, faisaient que l'on frappait presque aussi souvent de taille que de pointe; en outre, la main gauche, armée d'une dague, était à la fois défensive et offensive: il en résultait une foule de blessures, ou plutôt d'égratignures, qui étaient dans un combat réel un puissant motif d'excitation. Quélus, perdant son sang par dix-huit blessures, se tenait debout encore, continuait de combattre, et ne fût pas tombé, si une dix-neuvième blessure ne l'eût couché dans le lit qu'il ne quitta plus que pour le tombeau.

L'escrime, apportée d'Italie, mais encore dans l'enfance de l'art, consistait donc à cette époque dans une foule d'évolutions qui déplaçaient considérablement le tireur et devaient, sur un terrain choisi par le hasard, rencontrer une foule d'obstacles dans les moindres accidents du sol.

Il n'était point rare de voir le tireur s'allonger, se raccourcir, sauter à droite, sauter à gauche, appuyer une main à terre; l'agilité non seulement de la main, mais encore des jambes, mais de tout le corps, devait être une des premières conditions de l'art.

Chicot ne paraissait pas avoir appris l'escrime à cette école; on eût dit, au contraire, qu'il avait pressenti l'art moderne, dont toute la supériorité, et surtout toute la grâce, est dans l'agilité des mains et la presque immobilité du corps. Il se posa droit et ferme sur l'une et l'autre jambe, avec un poignet souple et nerveux à la fois, avec une épée qui semblait un jonc flexible et pliant, depuis la pointe jusqu'à la moitié de la lame, et qui était d'un inflexible acier depuis la garde jusqu'au milieu.

Aux premières passes, en voyant devant lui cet homme de bronze dont le poignet seul semblait vivant, frère Jacques eut des impatiences de fer qui ne produisirent sur Chicot d'autre effet que de faire détendre son bras et sa jambe au moindre jour qu'il apercevait dans le jeu de son adversaire, et l'on comprend qu'avec cette habitude de frapper autant d'estoc que de pointe, ces jours étaient fréquents. À chacun de ces jours, ce grand bras s'allongeait donc de trois pieds, et poussait droit dans la poitrine du frère un coup de bouton aussi méthodique que si un mécanisme l'eût dirigé, et non un organe de chair incertain et inégal.

À chacun de ces coups de bouton, Jacques, rouge de colère et d'émulation, faisait un bond en arrière.

Pendant dix minutes, l'enfant déploya toutes les ressources de son agilité prodigieuse; il s'élançait comme un chat-tigre, il se repliait comme un serpent, il se glissait sous la poitrine de Chicot, bondissait à droite et à gauche; mais celui-ci, avec son air calme et son grand bras, saisissait son temps, et, tout en écartant le fleuret de son adversaire, envoyait toujours le terrible bouton à son adresse.