Henri décida ensuite que l'on souperait vingt par vingt, dans la maison en face de celle où étaient enfermés les prisonniers espagnols. Le souper des cinquante ou soixante premiers était prêt; c'était celui du poste qu'on venait d'enlever.
Henri choisit, au premier étage, une chambre pour Diane et pour Remy, qu'il ne voulait point faire souper avec tout le monde.
Il fit placer à table l'enseigne avec dix-sept hommes, en le chargeant d'inviter à souper avec lui les deux officiers de marine, gardiens du bateau.
Puis il s'en alla, avant de se mettre à table lui-même, visiter ses gens dans leurs diverses positions.
Au bout d'une demi-heure, Henri rentra.
Cette demi-heure lui avait suffi pour assurer le logement et la nourriture de tous ses gens, et pour donner les ordres nécessaires en cas de surprise des Hollandais.
Les officiers, malgré son invitation de ne point s'inquiéter de lui, l'avaient attendu pour commencer leur repas; seulement, ils s'étaient mis à table; quelques-uns dormaient de fatigue sur leurs chaises.
L'entrée du comte réveilla les dormeurs, et fit lever les éveillés.
Henri jeta un coup d'œil sur la salle.
Des lampes de cuivre, suspendues au plafond, éclairaient d'une lueur fumeuse et presque compacte.
La table, couverte de pains de froment et de viande de porc, avec un pot de bière fraîche par chaque homme, eût eu un aspect appétissant, même pour des gens qui depuis vingt-quatre heures n'eussent pas manqué de tout.
On indiqua à Henri la place d'honneur.
Il s'assit.
– Mangez, messieurs, dit-il.
Aussitôt cette permission donnée, le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes de faïence prouva à Henri qu'elle était attendue avec une certaine impatience et accueillie avec une suprême satisfaction.
– À propos, demanda Henri à l'enseigne, a-t-on retrouvé nos deux officiers de marine?
– Oui, monsieur.
– Où sont-ils?
– Là, voyez, au bout de la table.
Non seulement ils étaient assis au bout de la table, mais encore à l'endroit le plus obscur de la chambre.
– Messieurs, dit Henri, vous êtes mal placés et vous ne mangez point, ce me semble.
– Merci, monsieur le comte, répondit l'un d'eux, nous sommes très fatigués, et nous avions en vérité plus besoin de sommeil que de nourriture; nous avons déjà dit cela à messieurs vos officiers, mais ils ont insisté, disant que votre ordre était que nous soupassions avec vous. Ce nous est un grand honneur, et dont nous sommes bien reconnaissants. Mais néanmoins, si, au lieu de nous garder plus longtemps, vous aviez la bonté de nous faire donner une chambre…
Henri avait écouté avec la plus grande attention, mais il était évident que c'était bien plutôt la voix qu'il écoutait que la parole.
– Et c'est aussi l'avis de votre compagnon? dit Henri, lorsque l'officier de marine eut cessé de parler.
Et il regardait ce compagnon, qui tenait son chapeau rabattu sur ses yeux et qui s'obstinait à ne pas souffler mot, avec une attention si profonde, que plusieurs des convives commencèrent à le regarder aussi.
Celui-ci, forcé de répondre à la question du comte, articula d'une façon presque inintelligible ces deux mots:
– Oui, comte.
À ces deux mots, le jeune homme tressaillit.
Alors, se levant, il marcha droit au bas bout de la table, tandis que les assistants suivaient avec une attention singulière les mouvements de Henri et la manifestation bien visible de son étonnement.
Henri s'arrêta près des deux officiers.
– Monsieur, dit-il à celui qui avait parlé le premier, faites-moi une grâce.
– Laquelle, monsieur le comte.
– Assurez-moi que vous n'êtes pas le frère de M. Aurilly, ou peut-être M. Aurilly lui-même.
– Aurilly! s'écrièrent tous les assistants.
– Et que votre compagnon, continua Henri, veuille bien relever un peu le chapeau qui lui couvre le visage, sans quoi je l'appellerai monseigneur, et je m'inclinerai devant lui.
Et en même temps, son chapeau à la main, Henri s'inclina respectueusement devant l'inconnu.
Celui-ci leva la tête.
– Monseigneur le duc d'Anjou! s'écrièrent les officiers.
– Le duc vivant!
– Ma foi, messieurs, dit l'officier, puisque vous voulez bien reconnaître votre prince vaincu et fugitif, je ne résisterai pas plus longtemps à cette manifestation dont je vous suis reconnaissant; vous ne vous trompiez pas, messieurs, je suis bien le duc d'Anjou.
– Vive monseigneur! s'écrièrent les officiers.
LXXIV Paul-Émile
Toutes ces acclamations, bien que sincères, effarouchèrent le prince.
– Oh! silence, silence, messieurs, dit-il, ne soyez pas plus contents que moi, je vous prie, du bonheur qui m'arrive. Je suis enchanté de n'être pas mort, je vous prie de le croire, et cependant, si vous ne m'eussiez point reconnu, je ne me fusse pas le premier vanté d'être vivant.
– Quoi! monseigneur, dit Henri, vous m'aviez reconnu, vous vous retrouviez au milieu d'une troupe de Français, vous nous voyiez désespérés de votre perte, et vous nous laissiez dans cette douleur de vous avoir perdu!
– Messieurs, répondit le prince, outre une foule de raisons qui me faisaient désirer de garder l'incognito, j'avoue, puisqu'on me croyait mort, que je n'eusse point été fâché de cette occasion, qui ne se représentera probablement pas de mon vivant, de savoir un peu quelle oraison funèbre on prononcera sur ma tombe.
– Monseigneur, monseigneur!
– Non, vraiment, reprit le duc, je suis un homme comme Alexandre de Macédoine, moi; je fais la guerre avec art et j'y mets de l'amour-propre comme tous les artistes. Eh bien! sans vanité, j'ai, je crois, fait une faute.
– Monseigneur, dit Henri en baissant les yeux, ne dites point de pareilles choses, je vous prie.
– Pourquoi pas? Il n'y a que le pape qui soit infaillible, et depuis Boniface VIII, cette infaillibilité est fort discutée.
– Voyez à quelle chose vous nous exposiez, monseigneur, si quelqu'un de nous se fût permis de donner son avis sur cette expédition, et que cet avis eût été un blâme.
– Eh bien! pourquoi pas? Croyez-vous que je ne me sois point déjà fort blâmé moi-même; non pas d'avoir livré la bataille, mais de l'avoir perdue?
– Monseigneur, cette bonté nous effraie, et que Votre Altesse me permette de le lui dire, cette gaîté n'est point naturelle. Que Votre Altesse ait la bonté de nous rassurer, en nous disant qu'elle ne souffre point.
Un nuage terrible passa sur le front du prince, et couvrit ce front, déjà si fatal, d'un crêpe sinistre.
– Non pas, dit-il, non pas. Je ne fus jamais mieux portant, Dieu merci! qu'à cette heure, et je me sens à merveille au milieu de vous.
Les officiers s'inclinèrent.
– Combien d'hommes sous vos ordres, du Bouchage?
– Cent cinquante, monseigneur.
– Ah! ah! cent cinquante sur douze mille, c'est la proportion du désastre de Cannes. Messieurs, on enverra un boisseau de vos bagues à Anvers, mais je doute que les beautés flamandes puissent s'en servir, à moins de se faire effiler les doigts avec les couteaux de leurs maris: ils coupaient bien, ces couteaux!