Il remarqua le bruit de l'escalier, le craquement d'un pas actif, et attendit cependant assez longtemps pour se croire obligé de frapper de nouveau.
À ce nouvel appel, la porte s'ouvrit, et un homme parut dans l'ombre.
– Merci et bonsoir, dit Chicot en étendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mes grâces, mon cher voisin.
– Plaît-il? fit une voix désappointée et dont l'accent surprit fort Chicot.
En même temps l'homme qui était venu ouvrir la porte faisait un pas en arrière.
– Tiens! je me trompe, dit Chicot, ce n'est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, et cependant, Dieu me pardonne, je vous connais.
– Et moi aussi, dit le jeune homme.
– Vous êtes monsieur le vicomte Ernauton de Carmainges.
– Et vous, vous êtes l'Ombre.
– En vérité, dit Chicot, je tombe des nues.
– Enfin, que désirez-vous, monsieur? demanda le jeune homme avec un peu d'aigreur.
– Pardon, je vous dérange peut-être, mon cher monsieur?
– Non, seulement vous me permettrez de vous demander, n'est-ce pas, ce qu'il y a pour votre service.
– Rien, sinon que je voulais parler au maître de la maison.
– Parlez alors.
– Comment cela?
– Sans doute; le maître de la maison, c'est moi.
– Vous? et depuis quand je vous prie?
– Dame! depuis trois jours.
– Bon! la maison était donc à vendre?
– Il paraît, puisque je l'ai achetée.
– Mais l'ancien propriétaire?
– Ne l'habite plus, comme vous voyez.
– Où est-il?
– Je n'en sais rien.
– Voyons, entendons-nous bien, dit Chicot.
– Je ne demande pas mieux, répondit Ernauton avec une impatience visible; seulement entendons-nous vite.
– L'ancien propriétaire était un homme de vingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante?
– Non; c'était un homme de soixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.
– Chauve?
– Non, au contraire, avec une forêt de cheveux blancs.
– Il a une cicatrice énorme au côté gauche de la tête, n'est-ce pas?
– Je n'ai pas vu la cicatrice, mais bon nombre de rides.
– Je n'y comprends plus rien, fit Chicot.
– Enfin, reprit Ernauton, après un instant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieur l'Ombre?
Chicot allait avouer ce qu'il venait faire; tout à coup le mystère de la surprise d'Ernauton lui rappela certain proverbe cher aux gens discrets.
– Je voulais lui rendre une petite visite comme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.
De cette façon, Chicot ne mentait pas et ne disait rien.
– Mon cher monsieur, dit Ernauton avec politesse, mais en diminuant considérablement l'ouverture de la porte qu'il tenait entrebâillée, mon cher monsieur, je regrette de ne pouvoir vous donner des renseignements plus précis.
– Merci, monsieur, dit Chicot, je chercherai ailleurs.
– Mais, continua Ernauton, en continuant de repousser la porte, cela ne m'empêche point de m'applaudir du hasard qui me remet en contact avec vous.
– Tu voudrais me voir au diable, n'est-ce pas? murmura Chicot, en rendant salut pour salut.
Cependant comme, malgré cette réponse mentale, Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton, enfermant son visage entre la porte et le chambranle, lui dit:
– Bien au revoir, monsieur.
– Un instant encore, monsieur de Carmainges, fit Chicot.
– Monsieur, c'est à mon grand regret, répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j'attends quelqu'un qui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu'un m'en voudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à le recevoir.
– Il suffit, monsieur, je comprends, dit Chicot; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.
– Adieu, cher monsieur l'Ombre.
– Adieu, digne monsieur Ernauton.
Et Chicot, en faisant un pas en arrière, se vit doucement fermer la porte au nez.
Il écouta pour voir si le jeune homme défiant guettait son départ, mais le pas d'Ernauton remonta l'escalier; Chicot put donc regagner sans inquiétude sa maison, dans laquelle il s'enferma, bien résolu à ne pas troubler les habitudes de son nouveau voisin; mais, selon son habitude à lui, à ne pas trop le perdre de vue.
En effet, Chicot n'était pas homme à s'endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance, sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d'un anatomiste distingué; malgré lui, et c'était un privilège ou un défaut de son organisation, malgré lui toute forme incrustée en son cerveau se présentait à l'analyse par ses côtés saillants, de façon que les parois cérébrales du pauvre Chicot en étaient blessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.
Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé de cette phrase de la lettre du duc de Guise:
«J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante-Cinq,» abandonna donc cette phrase dont il se promit de reprendre plus tard l'examen, pour couler à fond, séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre la place de l'ancienne préoccupation.
Chicot réfléchit qu'il était on ne peut plus étrange de voir Ernauton s'installer en maître dans cette maison mystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout à coup.
D'autant plus, qu'à ces habitants primitifs pouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre du duc de Guise relative au duc d'Anjou.
C'était là un hasard digne de remarque, et Chicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.
Il développait même à cet égard, lorsqu'on l'en sollicitait, des théories fort ingénieuses.
La base de ces théories était une idée qui, à notre avis, en valait bien une autre.
– Cette idée, la voici.
Le hasard est la réserve de Dieu.
Le Tout-Puissant ne fait donner sa réserve qu'en des circonstances graves, surtout depuis qu'il a vu les hommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d'après la nature et les éléments régulièrement organisés.
Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l'orgueil passé en les noyant, et dont il doit punir l'orgueil à venir en les brûlant.
Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disait Chicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux avec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuvent prévoir l'intervention.
Cette théorie, comme on le voit, renferme de spécieux arguments, et peut fournir de brillantes thèses; mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce que venait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d'en arrêter le développement.
Donc Chicot réfléchit qu'il était étrange de voir Ernauton dans cette maison où il avait vu Remy.
Il réfléchit que cela était étrange par deux raisons: la première, à cause de là parfaite ignorance où les deux hommes vivaient l'un de l'autre, ce qui faisait supposer qu'il devait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.