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Comme je vis qu’elles s’empressaient avec un peu de confusion, avec l’agrément de la gouvernante je les fis ranger toutes d’un côté, et puis passer de l’autre côté l’une après l’autre à mesure qu’elles avaient tiré. Quoiqu’il n’y eût point de billet blanc et qu’il revînt au moins une oublie à chacune de celles qui n’auraient rien, qu’aucune d’elles ne pouvait être absolument mécontente, afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au moyen de cette prévoyance il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribuées, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu’une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui produiraient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avaient de bons lots d’en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale.

Je priai la religieuse de vouloir bien tirer à son tour, craignant fort qu’elle ne rejetât dédaigneusement mon offre; elle l’accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires et prit sans façon ce qui lui revint; je lui en sus un gré infini, et je trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort et qui vaut bien je crois celle des simagrées. Pendant toute cette opération il y eut des disputes qu’on porta devant mon tribunal, et ces petites filles venant plaider tour à tour leur cause me donnèrent occasion de remarquer que, quoiqu’il n’y en eût aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes faisait oublier leur laideur.

Nous nous quittâmes enfin très contents les uns des autres; et cette après-midi fut une de celles de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction. La fête au reste ne fut pas ruineuse, mais pour trente sols qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs autres fois à la même place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais cela n’est plus arrivé.

Ceci me rappelle un autre amusement à peu près de même espèce dont le souvenir m’est resté de beaucoup plus loin. C’était dans le malheureux temps où faufilé parmi les riches et les gens de lettres, j’étais quelquefois réduit à partager leurs tristes plaisirs. J’étais à la Chevrette au temps de la fête du maître de la maison. Toute sa famille s’était réunie pour la célébrer, et tout l’éclat des plaisirs bruyants fut mis en œuvre pour cet effet. Jeux, spectacles, festins, feux d’artifice, rien ne fut épargné. L’on n’avait pas le temps de prendre haleine et l’on s’étourdissait au lieu de s’amuser. Après le dîner on alla prendre l’air dans l’avenue. On tenait une espèce de foire. On dansait; les messieurs daignèrent danser avec les paysannes, mais les Dames gardèrent leur dignité. On vendait là des pains d’épice. Un jeune homme de la compagnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un après l’autre au milieu de la foule, et l’on prit tant de plaisir à voir tous ces manants se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le même plaisir. Et pains d’épice de voler à droite et à gauche, et filles et garçons de courir, s’entasser et s’estropier; cela paraissait charmant à tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne m’amusasse pas autant qu’eux. Mais bientôt ennuyé de vider ma bourse pour faire écraser les gens, je laissai là la bonne compagnie et je fus me promener seul dans la foire. La variété des objets m’amusa longtemps. J’aperçus entre autres cinq ou six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore sur son inventaire une douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser. Les Savoyards de leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser mais ils n’avaient que deux ou trois liards à eux tous et ce n’était pas de quoi faire une grande brèche aux pommes. Cet inventaire était pour eux le jardin des Hespérides, et la petite fille était le dragon qui le gardait. Cette comédie m’amusa longtemps; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons. J’eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur d’homme, celui de voir la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre tout autour de moi; car les spectateurs mêmes en la voyant la partagèrent, et moi qui partageais à si bon marché cette joie, j’avais de plus celle de sentir qu’elle était mon ouvrage.

En comparant cet amusement avec ceux que je venais de quitter, je sentais avec satisfaction la différence qu’il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que fait naître l’opulence, et qui ne sont guère que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvait-on prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misère s’entasser, s’étouffer, s’estropier brutalement, pour s’arracher avidement quelques morceaux de pains d’épice foulés aux pieds et couverts de boue?

De mon côté quand j’ai bien réfléchi sur l’espèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d’occasions, j’ai trouvé qu’elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contents. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien qu’il pénètre jusqu’à mon cœur, semble être uniquement de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je cause, quand même j’en serais sûr je n’en jouirais qu’à demi. C’est même pour moi un plaisir désintéressé qui ne dépend pas de la part que j’y puis avoir; car dans les fêtes du peuple celui de voir des visages gais m’a toujours vivement attiré. Cette attente a pourtant été souvent frustrée en France où cette nation qui se prétend si gaie montre peu cette gaieté dans ses jeux. Souvent j’allais jadis aux guinguettes pour y voir danser le menu peuple: mais ses danses étaient si maussades, son maintien si dolent, si gauche, que j’en sortais plutôt contristé que réjoui. Mais à Genève et en Suisse, où le rire ne s’évapore pas sans cesse en folles malignités, tout respire le contentement et la gaieté dans les fêtes, la misère n’y porte point son hideux aspect, le faste n’y montre pas non plus son insolence; le bien-être, la fraternité, la concorde y disposent les cœurs à s’épanouir, et souvent dans les transports d’une innocente joie, les inconnus s’accostent, s’embrassent, et s’invitent à jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables fêtes, je n’ai pas besoin d’en être, il me suffit de les voir; en les voyant je les partage; et parmi tant de visages gais, je suis bien sûr qu’il n’y a pas un cœur plus gai que le mien.

Quoique ce ne soit là qu’un plaisir de sensation il a certainement une cause morale, et la preuve en est que ce même aspect, au lieu de me flatter, de me plaire, peut me déchirer de douleur et d’indignation quand je sais que ces signes de plaisir et de joie sur les visages des méchants ne sont que des marques que leur malignité est satisfaite. La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent et l’affligent quoiqu’elle n’ait nul rapport à moi. Ces signes, sans doute, ne sauraient être exactement les mêmes, partant de principes si différents: mais enfin ce sont également des signes de joie; et leurs différences sensibles ne sont assurément pas proportionnelles à celles des mouvements qu’ils excitent en moi.