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Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions, et résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l’entrepris donc et je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.

C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans peine aussitôt que je l’ai pu; et quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.

Je me livrai au travail que j’avais entrepris avec un zèle proportionné, et à l’importance de la chose, et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître: car ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité.

Ils ne m’avaient pas persuadé mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé sans m’avoir jamais convaincu; je n’y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu’il y en devait avoir. Je m’accusais moins d’erreur que d’ineptie, et mon cœur leur répondait mieux que ma raison.

Je me dis enfin: me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux-disants, dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu’ils prêchent et qu’ils ont tant d’ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leurs intérêts de faire croire ceci ou cela, rendent impossible à pénétrer ce qu’ils croient eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti? Leur philosophie est pour les autres; il m’en faudrait une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu’il est temps encore afin d’avoir une règle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l’âge, dans toute la force de l’entendement. Déjà je touche au déclin. Si j’attends encore, je n’aurai plus dans ma délibération tardive l’usage de toutes mes forces; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité, je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd’hui de mon mieux possible: saisissons ce moment favorable; il est l’époque de ma réforme externe et matérielle, qu’il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé.

J’exécutai ce projet lentement et à diverses reprises, mais avec tout l’effort et toute l’attention dont j’étais capable. Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. Je m’y trouvai d’abord dans un tel labyrinthe d’embarras, de difficultés, d’objections, de tortuosités, de ténèbres, que vingt fois tenté de tout abandonner, je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m’en tenir dans mes délibérations aux règles de la prudence commune sans plus en chercher dans des principes que j’avais tant de peine à débrouiller. Mais cette prudence même m’était tellement étrangère, je me sentais si peu propre à l’acquérir, que la prendre pour mon guide n’était autre chose que vouloir, à travers les mers, les orages, chercher sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible et qui ne m’indiquait aucun port.

Je persistai: pour la première fois de ma vie j’eus du courage, et je dois à son succès d’avoir pu soutenir l’horrible destinée qui dès lors commençait à m’envelopper sans que j’en eusse le moindre soupçon. Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentiments qu’il m’importait d’avoir, et si j’ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut m’être imputée à crime, car j’ai fait tous mes efforts pour m’en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance et les vœux secrets de mon cœur n’aient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu’on désire avec tant d’ardeur, et qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugements de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte. Tout cela pouvait fasciner mon jugement, j’en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi: car je craignais de me tromper sur toute chose. Si tout consistait dans l’usage de cette vie, il m’importait de le savoir, pour en tirer du moins le meilleur parti qu’il dépendrait de moi tandis qu’il était encore temps, et n’être pas tout à fait dupe. Mais ce que j’avais le plus à redouter au monde dans la disposition où je me sentais, était d’exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m’ont jamais paru d’un grand prix.

J’avoue encore que je ne levai pas toujours à ma satisfaction toutes ces difficultés qui m’avaient embarrassé, et dont nos philosophes avaient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, résolu de me décider enfin sur des matières où l’intelligence humaine a si peu de prise et trouvant de toutes parts des mystères impénétrables et des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m’arrêter aux objections que je ne pouvais résoudre mais qui se rétorquaient par d’autres objections non moins fortes dans le système opposé. Le ton dogmatique sur ces matières ne convient qu’à des charlatans; mais il importe d’avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l’erreur, nous n’en saurions porter la peine en bonne justice puisque nous n’en aurons point la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert de base à ma sécurité.