— Plusieurs jours, je pense. J’ai, comme je vous l’ai dit, une affaire à régler.
— Quelque merveille à dénicher sans doute ? J’aimerais rester pour en savoir plus mais il faut que je rentre à présent. Bonne chance !
— Bon voyage !
CHAPITRE V
TOPKAPI SARAÏ
Le train suivant amena Vidal-Pellicorne mais pas seul. Le grand express transeuropéen n’officiant que trois fois la semaine et les dates concordant assez, Morosini s’était rendu à l’arrivée. Dans le moutonnement des chapeaux occidentaux et des turbans de portefaix, il repéra la haute silhouette et la casquette londonienne de son ami et agita un bras mais, quand il s’approcha, il vit qu’Adalbert était en compagnie d’une ravissante jeune personne : cheveux blonds bouclés sous une petite cloche de feutre beige, jolis yeux d’un bleu candide, visage rond marqué de fossettes et, sous le tailleur beige parfaitement coupé, un corps fin et nerveux terminé par de fort jolies jambes et des pieds, un peu grands peut-être, mais élégamment chaussés de lézard caramel assorti au sac et aux gants. Négligemment porté sur les épaules, un grand manteau de voyage en vigogne. L’œil expert d’Aldo la jaugea sans hésiter : une Anglaise, à coup sûr – ce teint de porcelaine fleurissait surtout aux alentours de Hyde Park – mais habillée à Paris et ne manquant pas de moyens. La suite confirma son analyse :
— Ah, le voilà ! s’écria l’archéologue rayonnant. Permettez, chère amie, que je vous présente le prince Morosini, mon ami dont je vous ai parlé. Aldo voici miss… ou plutôt l’Honorable Hilary Dawson, une collègue. Nous nous sommes rencontrés au wagon-restaurant le soir du départ.
— Une collègue, vraiment ? fit Aldo en s’inclinant sur la petite main gantée. C’est difficile à croire…
— Et pourquoi donc ? fit la nouvelle venue.
— Parce que je n’ai encore jamais vu d’archéologue qui vous ressemble. Dans la corporation on est plutôt barbu, moustachu, atrabilaire, au moins quadragénaire, avec la poussière des siècles sous les ongles…
— Eh bien, quel portrait ! fit-elle avec bonne humeur. Je suis ravie de ne pas m’y conformer et pourtant j’appartiens bien au British Muséum, je vous assure.
— Il faut me rendre à l’évidence.
Sous la courtoisie légère des paroles, Morosini cachait une vague inquiétude. Il n’aimait pas du tout la mine rayonnante arborée par son ami ni les regards un rien trop tendres dont il couvrait sa nouvelle connaissance. Tomber amoureux d’une échappée du British Muséum était, selon lui, la dernière chose à faire dans les circonstances présentes. Une seule espérance : que cette mignonne créature aille prendre logis chez une amie ou chez un parent quelconque. Mais non elle descendait comme tout le monde au Pera Palace et il fallut attendre qu’elle eût rejoint sa chambre avec ses bagages pour attaquer un Adalbert soudain rêveur qui regardait, avec la mine inspirée de Lamartine contemplant son lac, la fine silhouette s’élever au plafond dans la cage de l’ascenseur.
— N’est-elle pas adorable ? soupira-t-il d’un ton qui acheva d’exaspérer Morosini.
Saisissant son ami par le bras, il le remorqua jusqu’au bar, à peu près désert à cette heure.
— Je n’adorerai jamais une personne fraîche émoulue du British Muséum et je te défends bien de t’y laisser aller ! Tu n’es pas un peu fou de nous avoir ramené cette fille qui est bien capable de fourrer son joli nez dans nos affaires ?
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu vois du mal partout à présent ? fit Adalbert atteint dans sa dignité et ses sentiments.
— Non, mais une archéologue anglaise est la dernière personne dont nous ayons besoin. Que vient-elle faire ici ? Elle te l’a dit ?
— Bien sûr ! Nous avons parlé boutique depuis le premier dîner à bord du train. Hilary prépare un ouvrage sur les porcelaines chinoises et a obtenu du gouvernement turc l’autorisation de visiter l’énorme collection rassemblée au Vieux Sérail provenant des services de table des sultans et de cadeaux reçus.
— Et en échange, noyé dans ses yeux bleus, tu lui as confié que nous y allions, nous, pour deux émeraudes…
— Arrête, tu veux ! Un : je ne suis pas noyé dans ses yeux bleus, je les trouve ravissants, un point c’est tout. Deux : je lui ai dit que nous nous intéressions, nous, au Trésor desdits sultans, ce qui est normal pour un expert tel que toi et que nous allions le visiter…
— Au fait, tu l’as obtenue, l’autorisation ?
— Bien entendu. Je ne serais pas venu sans elle… Et trois : j’aimerais bien que tu ne te mêles pas de ma vie privée. Je ne t’ai jamais fait de reproches, moi, quand tu délirais à propos de certaine Polonaise captivante…
— Laisse-la dormir en paix ! coupa sèchement Morosini.
— Je n’ai pas l’intention de troubler son repos mais je veux seulement te faire comprendre que je ne suis pas en bois et que j’ai droit, moi aussi, à quelques battements de cœur ?
— J’admets tout ce que tu veux, soupira Moro radouci, et même je te demande pardon… mais avoue que cette jolie fille tombe mal… ou trop bien, ajouta-t-il mentalement.
Il ne pouvait s’empêcher de rapprocher l’arrivée de cette miss Dawson, de la mise en garde de la voyante à laquelle, cependant, il avait refusé de s’arrêter : « Tu vas être en danger… » C’était peut-être idiot, mais il se promit tout de même d’accepter une invitation qu’il avait mise de côté depuis quatre jours que Luisa Casati était partie.
— Oh, ce n’est pas grave, reprit Adalbert avec son bon sourire habituel, et moi je ne pensais pas que sa présence pourrait te contrarier. C’est ta visite à Prague qui t’a rendu nerveux ? Tu as eu de mauvaises nouvelles ?
— Les pires. Jehuda Liwa est mort et nous ne pouvons plus compter sur cette piste-là !
— Ce ne sera peut-être pas si dramatique. Je suis persuadé que les pierres dorment tranquillement depuis des siècles dans le trésor ottoman…
— À moins que l’un des sultans, et pourquoi pas Murad II, ait jugé bon de se faire enterrer avec. Souviens-toi de notre aventure en Bohême ! Cette fois, il ne s’agirait plus d’une tombe abandonnée dans une forêt mais d’une mosquée à Brousse.
— Oh, pourquoi imaginer le pire ?
— Je ne sais pas. Peut-être parce que l’on m’a dit récemment que j’allais être en danger. Et toi avec moi sans doute.
— Qui a pu te dire ça ?… Une voyante ?
— Banco ! Tu as gagné.
Les yeux bleus d’Adalbert qui avait cru lancer une bonne plaisanterie s’arrondirent de stupeur :
— Tu fréquentes les tireuses de cartes, toi ?
— Bien sûr que non. Simplement, j’ai été amené à en rencontrer une… Prenons un autre verre, je vais te raconter ça !
Tout en dégustant un second Martini dry, Aldo relata sa rencontre avec la marquise Casati et comment il avait été amené à l’accompagner chez Salomé, ce qui s’y était passé et, pour finir, la phrase l’invitant à revenir quand il le voudrait…
— Et tu n’y es pas allé ? À ta place j’aurais couru le soir suivant. C’est diablement excitant, ton histoire !
— Trop !… Ne me prends pas pour un fat mais je lis assez bien dans les yeux des femmes et dans les yeux de celle-là, j’ai lu une sorte… d’invite. Et j’ai pensé que si elle parlait de danger, c’était pour piquer ma curiosité…
— C’est possible et, dans ces conditions, je te vois mal te rendant aux désirs d’une belle Juive alors que tu vis une angoisse perpétuelle pour Lisa. Cependant n’oublie pas ce que t’a dit la Casati « Elle dit des choses trop vraies ! » Ça vaudrait peut-être la peine d’y aller voir. J’irai avec toi si tu veux…