« Pendant ce temps Vlad, s’attendant à être attaqué, avait demandé l’aide de son suzerain naturel le roi de Hongrie Mathias Corvin : quand arriverait le Sultan, il trouverait à qui parler…
« Or Mehmed n’était pas fou et, comme son père, il ménageait le sang de ses hommes. Sur le conseil de son grand vizir, Mahmoud pacha, il envoya une ambassade à Vlad, l’invitant à venir – avec son jeune frère ! – discuter de la situation. Pour toute réponse, Drakul, après avoir fait clouer le turban de cérémonie sur la tête du chef de la délégation, fit empaler tout le reste. Après quoi il lança son armée sur les positions turques de Valachie, pillant, incendiant, étripant tout ce qui bougeait. Rien ne pouvait plus retenir Mehmed qui s’avança en personne contre cet ennemi diabolique. Après plusieurs combats Vlad dut fuir en Hongrie où il fut emprisonné pour lui apprendre à faire la différence entre ses alliés et ses ennemis lorsqu’il s’agissait de sa distraction favorite : Vlad s’était oublié jusqu’à faire tâter du pal à quelques Hongrois. Pendant ce temps Mehmed, en pleine lune de miel avec Radu, intronisait le jeune homme en tant que voïvode de Valachie aux lieu et place de son frère sous la protection des troupes turques…
« Mais tenir sous clef un homme aussi attaché à sa liberté que l’était Vlad relevait du rêve. Après plusieurs années, le diable réussit à se sauver, rentra en Valachie où il n’eut guère de peine à retrouver des partisans tant le joug turc appliqué cette fois avec la dernière rigueur soulevait de colère. Radu, lui, passait plus de temps à la cour que sur ses terres, où d’ailleurs il avait peine à se maintenir ayant été dans l’impossibilité de mettre la main sur le trésor de son aîné. C’est dire que, retrouvant sa fortune intacte, Vlad put faire quelques promesses, payer des troupes et se lancer à l’assaut de ses anciens domaines qu’il réussit à reconquérir. Sans convaincre cependant sa femme – une Hongroise parente du roi Mathias – et son fils de le rejoindre. Les tueries recommencèrent mais limitées aux seuls captifs : Vlad avait trop besoin de ses troupes pour s’amuser avec. D’ailleurs, mû par une naturelle vaillance, il n’écouta plus que son besoin de chasser à jamais le Turc d’un pays pour lequel il se découvrait une sorte d’amour. Ce furent deux ans de combats acharnés à la fin desquels l’Empaleur trouva enfin la mort. On dit que son corps repose sous un tumulus élevé au milieu d’une petite île dans le lac de Snagov, non loin de Bucarest, où il avait établi son refuge et celui de son trésor, mais on dit aussi que le tumulus n’abrite aucun corps, que le cercueil est vide et vide aussi le coffre placé à ses pieds…
— Autrement dit, soupira Morosini quand Salomé cessa de parler, nul ne sait maintenant où sont les « sorts sacrés ». Ils ont définitivement disparu, je pense. Et toi tu m’as menti en me laissant croire que tu savais où ils étaient.
— Je ne t’ai pas menti. En Roumanie, ou plutôt en Transylvanie, il y a une ville nommée Sighishoara. Là est né Vlad Drakul, là est née aussi la seule femme qu’il ait jamais aimée : une tzigane nommée Ilona. Sighishoara est une ville sainte pour les tziganes : c’est là que chaque année ils élisent leur roi et cela depuis la nuit des temps. C’est là que chaque année aussi Vlad retrouvait Ilona. Pour lui, elle a fini par quitter sa tribu et devenir sédentaire. Peut-être aussi pour éviter à ses frères les horribles vengeances de son amant. Elle a donc vécu là et elle lui a donné une fille qu’il aimait tendrement. C’est à elle enfin qu’au moment du plus grand péril il a confié les pièces les plus précieuses de son trésor… dont les deux émeraudes. Elles sont toujours chez elles.
Morosini sursauta :
— Tu plaisantes, je suppose ? Tu me parles de femmes qui vivaient il y a quatre siècles comme si elles étaient encore de ce monde.
— Elles y sont toujours en quelque sorte : la fille d’Ilona ne s’est jamais mariée mais chaque année, quand revenaient les tziganes, elle retrouvait son amant dont elle a eu une fille pour qui les choses se sont passées toujours de la même façon. De fille en fille, la descendance a atteint notre temps…
— Et elles ont été assassinées les unes après les autres ?
— Pas du tout. La malédiction a fait trêve pour ces femmes qui vénéraient ces pierres dans lesquelles sont inscrits le soleil et la lune, ces protecteurs naturels du peuple du vent et des longues routes. Elles s’en sont faites les… vestales en quelque sorte. S’y ajoutait la légende, horrible et glorieuse, de l’homme qui avait voulu libérer la Valachie du joug des Turcs. Il n’y a aucune raison pour que l’Ourim et le Toummim aient quitté la Roumanie…
— Comment le sais-tu ?
— Cela, c’est mon secret. Tu dois t’en contenter…
Aldo n’insista pas. Il se leva, chercha ses vêtements et s’habilla, pris d’une sorte de hâte de s’éloigner de ce lieu, de ce divan où il avait violé le serment du mariage. Pour sauver Lisa sans doute, mais il était trop honnête avec lui-même pour ne pas se reprocher le plaisir qu’il y avait pris. Se fût-il laissé convaincre si facilement si la femme n’avait été aussi belle ?
— Il y a pourtant une question à laquelle je voudrais que tu répondes…
— Demande toujours…
— Oh, c’est simple : les pierres sont juives, comme toi-même. Pourquoi donc, sachant où elles se trouvent, n’as-tu rien dit à ceux de ta religion ?
— Parce que je n’avais pas confiance. Les hommes ont changé, et je craindrais trop que la valeur marchande des émeraudes ne l’emporte sur leur valeur morale. Et puis je t’attendais. Je ne pouvais le dire qu’à toi… Va là-bas ! Cherche la demeure de celle qui porte en elle le sang de l’Empaleur. Tu trouveras les « sorts sacrés » et ils reverront Jérusalem. Là, au moins, ils seront enfin à leur place et dans les mains qui leur conviennent…
Pensant soudain à Goldberg et aux moyens qu’il employait pour entrer en possession des émeraudes, Morosini se demanda si de telles mains pouvaient être prédestinées. Il en doutait fort mais se garda bien de l’exprimer.
Il était à présent prêt à partir mais jugea prudent de prendre son calepin dans sa poche et d’écrire le nom – difficile – de la ville indiquée. Salomé le lui épela : « Sighishoara »… Enfin, il voulut se pencher sur elle pour un dernier baiser mais elle se leva, l’enlaça étroitement :
— Dois-tu vraiment partir si vite ?
À ce contact il se sentit frémir mais cette fois il avait toutes les raisons de rester maître de lui-même. Il posa un baiser, léger, sur les lèvres offertes puis repoussa doucement la jeune femme :
— Pour tout ce que tu m’as donné, merci ! Je ne l’oublierai jamais…
— … mais tu ne reviendras pas ?
— Qui peut savoir ? Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais… si je parviens à rendre les « sorts sacrés » à ton peuple, je reviendrai te le dire.
Il n’ajouta pas « mais en tout bien tout honneur » pour ne pas gâcher la joie qui venait d’illuminer le beau regard sombre.
— C’est une promesse ?
— C’est une promesse…
En retrouvant l’air libre et froid de la nuit il sentit la fatigue peser sur ses épaules et se réjouit d’avoir gardé la voiture. Jamais il n’aurait été capable de rentrer au Pera à pied : « Tu devrais te souvenir que tu n’as plus vingt ans, ni même trente ! se dit-il. Quelques heures de sommeil te feront le plus grand bien… »