— Et tu souhaites les aider par le truchement d’une œuvre… oh, mais j’y suis ! fit soudain Vauxbrun en se frappant le front.
— Où es-tu ?
— Au fait de tes intentions ! Que je suis stupide !… tu es trop de la partie pour ignorer qu’on va vendre prochainement ici des joyaux Romanov dont la couronne de Catherine II qui porte environ 4 000 carats de pierres précieuses. Tu veux t’approcher ?
— Tu as tout compris ! exhala avec soulagement Morosini pour qui cette vente annoncée était la première nouvelle mais dont il se promit bien de se procurer la date en admettant que Guy Buteau n’en ait pas déjà connaissance.
— C’est on ne peut plus facile et, à la limite, tu pourrais même te passer de moi : tu as un grand nom, un grand titre, tu es un expert connu. Tu seras reçu… je ne dirai pas à bras ouverts parce que ce n’est pas du tout le style de la princesse, mais avec grâce. Surtout si tu es disposé à faire un don… Je te présenterai à la fin de la vacation… Ça va commencer bientôt : allons nous installer !
— Au fait, pourquoi es-tu ici ? Tu es spécialiste du XVIIIe siècle. Pas de l’Empire ?
— Mais je suis tout à fait dans mon rôle, mon bon ! Je viens acheter pour un… très bon client, une rarissime édition des Liaisons dangereuses aux armes du duc de Chartres. Une bibliothèque n’appartient jamais à une seule époque et tu vois que ma présence est toute naturelle.
Jamais vente ne parut si longue à Morosini en dépit de la petite guerre que se livrèrent la princesse Murat et l’envoyé du prince Victor-Napoléon, chef de la maison impériale, que l’exil retenait à Bruxelles où il était d’ailleurs très malade. Querelle dont lui-même se mêla pour arracher à prix d’or une lettre de l’Empereur au maréchal Marmont dont il souhaitait faire un cadeau. Cela lui valut un coup d’œil surpris de la princesse, un regard furieux du mandataire et une remarque acide de Gilles Vauxbrun :
— Quelle mouche t’a piqué ? Tu as une passion pour le « traître d’Essonnes » ?
— Non, mais il était bourguignon et cela fera plaisir à mon cher Guy Buteau qui l’est aussi. Il collectionne volontiers les souvenirs de sa province bien-aimée.
— Tu sais que la princesse n’a pas l’air content du tout ? Drôle de façon de se faire bien voir !
— Cela me permettra de lui offrir des excuses… circonstanciées. Et puis, au moins, elle saura qui je suis.
En effet, l’antiquaire vénitien était connu à l’hôtel Drouot et le commissaire priseur s’était fait un plaisir d’annoncer avec un sourire et un salut :
— Adjugé au prince Morosini que nous sommes toujours heureux de recevoir ici !
La vacation achevée et avant même d’aller chercher son achat, Aldo se dirigea droit vers la grande dame sans même laisser à son ami le temps de prendre l’initiative. Il la salua, ainsi que sa sœur, en homme qui sait son monde puis ajouta avec son plus beau sourire :
— Je crains d’avoir contrarié Votre Altesse mais je ne suis venu que pour acheter cette lettre, mentit-il avec un aplomb confondant.
Elle braqua sur lui un face-à-main réprobateur :
— Chacun est libre ici, monsieur, puisque, hélas, nous sommes en république. Vous écrivez un livre, peut-être ?
— Nullement, madame. Je souhaite seulement faire un cadeau de Noël à un vieil et cher ami pour qui une lettre de l’Empereur… même au duc de Raguse, sera le plus beau des présents.
— On dirait qu’il fait bon être de vos amis ? Vous vous montrez généreux pour eux…
Gilles Vauxbrun pensa qu’il était temps pour lui d’entrer en scène :
— Plus que généreux, Altesse, et pas seulement pour ses amis mais pour toute détresse. J’espérais d’ailleurs que Votre Altesse me permettrait de le lui présenter à l’issue de la vente. Le prince Morosini, expert en joyaux historiques, est bien connu des réfugiés russes dont Votre Altesse s’occupe avec tant de bonté…
Le face-à-main retomba au bout de sa mince chaîne d’or tandis que les beaux sourcils de la vieille dame se relevaient :
— Vraiment ? En ce cas j’aimerais à en faire l’expérience : je donne, après-demain, une soirée au bénéfice de ces malheureux. Nous vous enverrons une invitation. Où habitez-vous ?
— Rue Alfred-de-Vigny, chez ma grand-tante la marquise de Sommières…
— Oh, nous sommes voisins ! Nous aurons plaisir à vous recevoir… prince !
Le titre était enfin venu alors qu’Aldo en avait fait son deuil. En même temps, le plus charmant sourire venait d’éclore sur le beau visage hautain…
— Eh bien, voilà ! fit Vauxbrun avec satisfaction. Nous avons, je crois, bien travaillé…
— Est-ce que tu y seras, toi, à cette… soirée ?
— Non, mon bon ! Un, je ne suis pas invité et, deux, je n’ai pas du tout envie de dépenser une fortune contre un concert, même de qualité, et un souper. Alors amuse-toi bien !… mais n’oublie pas de venir déjeuner ou dîner avec moi avant de repartir !
En rentrant chez Mme de Sommières, Aldo s’arrêta chez le portier pour téléphoner à Adalbert – toujours aussi hostile à l’idée de se faire appeler par une sonnerie comme une simple domestique, la marquise continuait de refuser l’accès de ses salons à cet appareil barbare – afin de le mettre au courant des derniers développements de leur affaire mais il ne trouva que Théobald qui d’un ton légèrement acidulé lui apprit que « Monsieur était parti prendre le thé avec lady Dawson et ne rentrerait pas de sitôt ! ». De toute évidence, le fidèle valet n’appréciait pas l’Anglaise et, cela, Aldo l’aurait juré. Amusé, il s’accorda le plaisir d’une petite correction :
— Allons, Théobald, ne me dites pas que vous ignorez les règles de l’armorial anglais ? C’est l’Honorable Hilary Dawson qui est la bonne appellation pas lady Dawson. Ce titre-là appartient à sa mère.
Un énorme soupir déchaîna une tempête dans l’écouteur :
— Monsieur le prince a raison mais cette illusion me consolait un peu. Depuis que Monsieur est rentré je n’entends parler que de cette dame. Entre-temps, il n’arrête pas de lui téléphoner. J’ai peur qu’il ne soit bien atteint…
— Ne vous tourmentez pas trop, Théobald. Monsieur n’est pas encore marié.
— Monsieur le prince est bien bon de m’encourager et je l’en remercie du fond du cœur. Y a-t-il un message pour Monsieur ?
— Oui. Dites-lui que je rencontrerai après-demain soir la personne qui nous intéresse. Je le rappellerai.
En pénétrant, à l’heure indiquée sur l’invitation, dans le magnifique hôtel de la rue de Monceau d’où la lumière rayonnait par toutes ses fenêtres, Morosini pensait qu’en dépit de la guerre, le faste et l’élégance des grandes maisons françaises étaient toujours au rendez-vous. Le couple princier – lui un peu pâle mais souriant, elle superbe en Chantilly noir avec d’admirables bijoux anciens – recevait ses invités avec une grâce qui n’excluait pas une dignité toute royale. La princesse Cécile, surtout, était impressionnante. Le noir mat du deuil qu’elle ne quittait plus depuis que son fils Napoléon était tombé au champ d’honneur en 1916 rehaussait l’éclat de ses diamants, sans doute, mais aussi une beauté blonde dont elle conservait plus que des traces… Elle accueillit son adversaire de l’avant-veille en lui offrant une main parfaite et scintillante sur laquelle il s’inclina, le présenta à son époux et le laissa aller prendre sa place dans la salle de bal où une scène avait été aménagée. Là se produiraient la fameuse basse Fédor Chaliapine et les balalaïkas de Tchernoyarov.
Dans la grande salle où tout portait la marque des deux empires français – la princesse Murat était en effet la première dame du monde impérial sur le territoire national – se réunissait lentement une bonne partie du Tout-Paris, celle qui pouvait payer très cher le droit de s’asseoir sur l’une des multiples chaises dorées dont la maison Catillon s’était fait une spécialité. Seul, le premier rang offrait des fauteuils aux hôtes les plus illustres égrenés aux côtés de celle qui allait présider la soirée : la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels qui, bien sûr, arriverait sans doute la dernière.