Morosini salua quelques têtes connues, serra des mains, en baisa d’autres sans cesser de guetter, du coin de l’œil, l’entrée de celle qu’il attendait. Enfin, elle parut et il crut que son cœur allait s’arrêter. Ses yeux ne la quittèrent plus. Elle était d’une beauté à couper le souffle dans l’enroulement de velours vert allongé d’une petite traîne qui étreignait sa longue et mince silhouette depuis les petits pieds chaussés d’or jusqu’à la blancheur des épaules nues dont aucun bijou ne venait déparer la ligne douce. Peut-être pour mieux mettre en valeur les boucles d’oreilles qui tremblaient contre le long cou gracieux : deux magnifiques émeraudes, simplement serties d’or ? Elles étaient du même vert, exactement, que les grands yeux légèrement étirés vers les tempes dénonçant chez cette magnifique créature une trace de sang mongol. Elles signaient la splendeur orgueilleuse de la belle Mingrélienne dont le visage au teint pâle semblait tiré en arrière par le poids d’une somptueuse chevelure d’un blond fauve nouée en torsades supportant un diadème d’or et d’émeraudes. Comme les épaules, les bras étaient nus, sans le moindre bracelet et, seule, une énorme émeraude écrasait plus qu’elle ne l’ornait une main fine et délicate.
Un murmure d’admiration avait salué son entrée et la suivait tandis que d’un pas nonchalant, un peu las même, elle se laissait guider par ses hôtes jusqu’à son fauteuil. Cette allure particulière était pleine de grâce sans doute mais si l’on y ajoutait la blancheur du visage et les cernes, légers et très émouvants, qui marquaient les beaux yeux on pouvait se demander si la grande-duchesse était en parfaite santé.
De tout le concert, Morosini n’entendit pas grand chose tant son esprit se concentrait sur cette femme. Sans l’avoir approchée, il était certain que ses joyaux étaient l’Ourim et le Toummim et il devait serrer ses mains sur le programme qu’on lui avait remis tout à l’heure pour les empêcher de trembler. Il les voyait enfin, ces pierres qu’il avait désespéré de rejoindre un jour. Elles étaient là, à quelques pas de lui, et pourtant inaccessibles. Or il fallait qu’il les approche, qu’il réussisse d’une manière ou d’une autre à s’en emparer. Restait à trouver le moyen qui n’avait rien d’évident pour les porter ainsi sans autre accompagnement, il fallait que leur propriétaire en soit très fière, outre le fait qu’elle les avait payées une fortune.
Quand un regard est posé sur une femme avec insistance, il est bien rare qu’elle ne le sente pas. Ce fut le cas de la grande-duchesse. Par deux fois, tandis que la basse russe clamait l’examen de conscience de Boris Godounov, elle se retourna, rencontra ce regard qui la dévorait. Cela n’eut pas l’air de lui déplaire car elle esquissa un sourire. Aussi quand, le concert terminé sous les acclamations, on se dirigea vers les tables du souper, ce fut elle qui chercha Aldo des yeux. Sans aucune difficulté pour le trouver d’ailleurs ; il semblait hypnotisé par elle et la suivait pas à pas. Il la vit se pencher vers son hôtesse et lui dire quelques mots.
Celle-ci se détourna, hésita puis vint vers lui pour lui dire que l’on souhaitait l’avoir comme voisin de table.
— Venez que je vous présente ! dit-elle d’une voix un peu brève où perçait un rien de réprobation. Il semblerait que ma cousine veuille s’entretenir avec vous. Peut-être souhaite-t-elle acquérir quelque joyau ? ajouta-t-elle avec une insolence toute royale qu’il accueillit d’un sourire et d’une légère inclination du buste :
— Peut-être ? fit-il en écho ironique. Décidément elle le prenait pour un boutiquier !
Mais ce que pensait son hôtesse lui importait peu. Ce qui comptait c’était d’approcher la dame aux émeraudes d’aussi près que possible et mentalement il remercia sa chance. Un instant plus tard, il était dûment présenté et prenait place à la table présidée par le maître de maison et la belle Fedora, la princesse en présidant une autre.
Vue de près, la perfection du visage était plus frappante encore. La peau était fine et unie comme une porcelaine. Quant aux émeraudes, le dernier doute disparaissait en admettant qu’il y en eût encore un : c’étaient bien les « sorts sacrés » que Morosini voyait là, enchâssés dans des volutes d’or si lourdes que le lobe des oreilles s’en trouvait légèrement distendu. Cependant il fallait passer du stade de la contemplation à celui de la conversation et, avant tout, remercier de se voir l’objet d’une si flatteuse distinction, mais elle ne lui en laissa pas le temps :
— Je n’imaginais pas, dit-elle de sa voix chantante pimentée d’un charmant accent slave, que j’allais avoir la chance de rencontrer ici un homme aussi intéressant que vous, prince. J’ai failli rester chez moi…
— C’eût été dommage ! Votre Altesse n’aime pas la musique ?
— Si, bien sûr. Chaliapine est divin mais… toutes ces soirées se ressemblent où que l’on aille à travers le monde : un concert, un souper ou alors un bal, un souper. On finit toujours par se retrouver à table et c’est fou ce que, parfois, l’on peut s’y ennuyer ! Et c’est toujours d’une longueur !…
— Je ferai de mon mieux pour vous distraire, madame, et éviter de vous décevoir. Peut-être ne suis-je pas aussi intéressant que Votre Altesse l’imagine ?
— Oh si ! Vous n’êtes pas un inconnu pour moi… mais, par pitié, oubliez l’altesse et la troisième personne. Cela alourdit tellement la conversation !
— Comme vous voudrez ! Que souhaitez-vous savoir de moi ?
— Oh, beaucoup de choses ! Je suis très curieuse… En outre il y a, sur vous, l’auréole de Venise, la ville la plus captivante qui soit, et aussi celle de toutes ces pierres précieuses, de ces joyaux fabuleux qui passent entre vos mains. Ce que j’aime le plus au monde !…
Aldo saisit la balle au bond :
— Je sais. Vous êtes connue, madame, pour votre amour des très belles pierres, surtout des émeraudes… et celles que vous portez ce soir sont fabuleuses…
— N’est-ce pas ? fit-elle, ravie. Je suis folle de ces girandoles ! Je les ai payées une fortune à une femme bizarre, à demi tzigane qui était la maîtresse d’un mien cousin et qu’il tenait cloîtrée dans un rendez-vous de chasse des Karpates. Tenez ! Admirez !
D’un geste vif et gracieux, elle en avait détaché une qu’elle tendit à son voisin, ajoutant aussitôt avec un petit rire :
— Mon Dieu !… Mais votre main tremble ?… Vous êtes aussi atteint que moi, dirait-on ?
C’était vrai. Une violente émotion secouait Aldo à tenir enfin entre ses doigts cette merveille qu’il était prêt à payer de son sang s’il le fallait. Il eut beaucoup de peine à la maîtriser :
— Beaucoup plus, madame ! Vous avez, dites-vous, payé ces joyaux une fortune ? Moi je donnerais tout ce que je possède au monde pour les obtenir.
Son ton était si grave que les beaux yeux verts s’arrondirent :
— À ce point ? fit-elle en récupérant le bijou pour le remettre en place. Essayeriez-vous de me faire peur ?
— Nullement, Altesse, mais ce sont des pierres extrêmement anciennes dont l’histoire est étonnante.
— Vous la connaissez ?
— Assez bien.
— Alors dites, dites vite !
— Veuillez m’excuser mais pas ici !