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Marc Fournier, journaliste, dramaturge, est riche, célèbre, vit fastueusement et occupe une place en vue dans la vie parisienne. En outre, il adore les femmes pour lesquelles il est toujours prêt à toutes les folies. L’audace de cette inconnue qui, sans recommandations et sans relations, prétend être reçue par lui l’amuse et puis son portier lui a dit qu’elle était « bigrement jolie ! » Mais il est positivement foudroyé par cette ravissante fille brune, si distinguée dans une discrète toilette de velours gris clair sur laquelle, pour tout ornement, elle a épinglé un bouquet de violettes. Il prête à peine l’oreille quand elle déclare souhaiter « faire du théâtre ».

Faire du théâtre ? Il est bien question de cela ! Victime du plus brutal des coups de foudre, Marc Fournier expose calmement à sa visiteuse qu’elle a beaucoup trop de distinction pour monter sur les planches, qu’elle est faite pour l’éclat des lustres et non pour celui de la rampe et fait tant et si bien qu’arrivée à la Porte-Saint-Martin par l’entrée des artistes, Jeanne se voit offrir par cet amoureux inattendu de vivre désormais dans l’appartement de fonction qu’il y possède et dont elle va devenir la maîtresse absolue.

Heureux comme il ne l’a jamais été, Fournier la rebaptise en une nuit Jeanne de Tourbey – cela fait plus anglais donc plus chic – et présente sa trouvaille à ses amis.

Ceux-ci s’appellent Alexandre Dumas, Émile de Girardin, Aurélien Scholl, Henry Murger, le peintre Courbet, Sainte-Beuve, Gustave Flaubert et composent bientôt autour d’elle une cour d’écrivains et d’artistes dont elle sera bientôt la reine. C’est en effet une femme du monde née. Douée d’un charme extrême, d’un tact sans défaut, sachant d’instinct s’habiller à la perfection et recevoir comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie, la belle amie de Fournier pratique surtout et avec un rare talent l’art difficile de savoir écouter. Bientôt tous ceux qui la connaissent la portent aux nues et comme, dédaignant les bijoux dont cependant Fournier est prêt à la couvrir, elle orne immuablement ses robes d’un bouquet de violettes, elle sera bientôt surnommée tout naturellement « la Madone aux violettes… »

Curieuse Madone d’ailleurs ! Si elle en a le visage pur et les grands yeux limpides, si elle en a la grâce, Jeanne n’en a pas vraiment l’âme. La plupart des hommes d’esprit qui l’entourent sont plus ou moins épris d’elle et elle ne se montrera cruelle avec aucun, partant de ce principe que cela ne lui coûte guère de faire plaisir et qu’un contact étroit avec des hommes d’une telle valeur permet toujours d’apprendre quelque chose. Même sur un oreiller !

Une grande dame…

En dépit des succès qu’elle rencontre, Jeanne De Tourbey est consciente de ce qui lui manque encore pour devenir une femme du monde. Aussi déclare-t-elle un jour à Alexandre Dumas fils :

— Tu devrais me trouver un professeur… de civilisation. J’entends par là quelqu’un qui achèverait mon éducation et m’enseignerait ce que j’ignore encore.

Un autre eût ri peut-être de ce souhait qui trahit cependant une certaine hauteur d’esprit. Dumas, lui, prend les choses au sérieux, se met à la recherche de l’oiseau rare capable de jouer les Pygmalions, le trouve en la personne de Sainte-Beuve que Jeanne d’ailleurs connaît déjà et qui se lance dans des cours de « perfectionnement » qu’il se fera payer de la plus aimable façon du monde.

Tout cela nous a fait perdre un peu de vue le bon Marc Fournier qui pourrait se montrer jaloux mais il n’en est rien. Volage lui aussi il vient de s’éprendre de l’actrice Delphine Bon et sa liaison avec Jeanne s’achève le plus courtoisement du monde et se transforme en une solide amitié. S’il récupère son appartement de la Porte-Saint-Martin il a du moins l’élégance d’offrir à « Jane » une contrepartie extrêmement confortable sur la place Vendôme.

De Sainte-Beuve, la jeune femme apprend l’art de choisir ses lectures, de cultiver un esprit avide de connaissances sans tomber dans le travers insupportable des bas-bleus. Elle sait trop bien écouter pour cela.

Un autre « ami » se charge de donner à la statue le poli final. C’est Émile de Girardin veuf depuis peu de l’éblouissante Delphine Gay et plein de tristesse car il vient de perdre à la fois une épouse, une collaboratrice, une extraordinaire maîtresse de maison – le salon de Delphine de Girardin était célèbre – et même une maîtresse tout court ! Grâce à Jeanne, Émile trouve un autre salon en formation et d’autres consolations moins spirituelles mais infiniment délectables : « Je vous aime exceptionnellement, écrit-il en toute simplicité à la jeune femme, et cependant, ma bien-aimée, je trouve que je ne vous aime pas assez… »

Il y a du vrai là-dedans car cet amant « exceptionnellement épris » ne résiste pas à la vanité de présenter sa maîtresse au Prince Napoléon, fils du roi Jérôme et neveu de l’Empereur. C’est un joyeux fêtard assez mal marié à une princesse italienne beaucoup trop pieuse et prude pour les goûts folâtres de son époux. « Plon-Plon », ainsi que l’ont surnommé ses compagnons de plaisir, trompe abondamment la princesse Mathilde avec tout ce que le demi-monde parisien compte de jolies femmes : Cora Pearl, Anna Deslions et même la grande Rachel.

La belle Jeanne l’enthousiasme au point qu’il se hâte de l’installer dans un grand appartement de la rue de l’Arcade où elle peut, enfin, réunir les écrivains, les poètes et les artistes qu’elle aime tant. Tout ce que Paris compte d’illustre dans le monde des Lettres se presse autour de la bergère où Jeanne, toujours délicieusement vêtue et une broderie aux doigts, reçoit avec grâce et toujours… écoute. Est-ce pour elle que Flaubert écrit Salammbô ?

Seuls les frères Goncourt restent obstinément éloignés et, dans le salon de la princesse Mathilde dont ils sont les principaux ornements, ils ne se privent pas de dénigrer « la Tourbet ».

Cependant l’amour, le vrai, guette Jeanne. Elle a rompu avec Plon-Plon et s’est offert un intermède oriental avec le richissime Turc Khalil-Bey lorsqu’elle rencontre Ernest Baroche. C’est un charmant garçon, fort riche d’ailleurs et d’excellente famille. Son père est garde des Sceaux, président du Conseil d’État mais tout cela n’intéresse pas la jeune femme. Elle aime vraiment pour la première fois et le jeune homme de son côté est épris au point de songer au mariage. Pour Jeanne ce serait le paradis car cette union lui apporterait enfin le sceau de respectabilité dont elle rêve depuis toujours.

Certes, sa situation d’égérie a grandement atténué sa réputation de courtisane, mais un beau mariage ne serait pas pour lui déplaire. Le malheur veut que la porte ouverte devant elle se referme brutalement. La guerre est venue. Les coups de canon étouffent les flonflons du second Empire et, le 30 octobre 1870, le chef de bataillon Ernest Baroche trouve, au Bourget, une mort aussi glorieuse que prématurée.

Jeanne s’effondre… Désespérée, inconsolable et refusant de voir s’installer dans Paris ceux qui ont tué son amour, elle quitte la France, passe en Angleterre et y demeure terrée sous ses voiles noirs jusqu’à ce que l’ennemi ait repassé les frontières. Alors seulement, elle rentre rue de l’Arcade où ses amis reviennent peu à peu. Mais elle sait bien qu’elle ne pourra jamais combler le vide de son cœur.

Ce retour lui réserve néanmoins une surprise de taille : avant de partir pour la guerre, Ernest Baroche lui a légué par testament toute sa fortune : plusieurs millions et l’usine de sucre de Villeroy, près de Meaux. Cette fois elle est sûre de pouvoir renoncer à jamais à ce qui fut son « métier ».

Seulement Jeanne n’est pas le moins du monde une femme d’affaires. Elle ne se sent aucune vocation pour le gouvernement d’une sucrerie. Pour cette tâche, il faut la main ferme d’un homme. Mais quel homme ?