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— Toi, ma petite, lui dit-elle, non seulement tu auras beaucoup d’argent mais tu iras à la Cour et l’on te portera la queue de ta robe.

Les yeux de l’adolescente s’arrondirent. La Cour ? De l’argent ? Elle ouvrait la bouche pour poser d’autres questions mais déjà la femme s’éloignait dans la rue enneigée, serrant contre elle le pain que l’on venait de lui donner. Néanmoins, à quelque distance, elle se retourna :

— N’oublie pas ! La Cour !

Marie-Jeanne avait beau savoir qu’il ne fallait pas attacher de l’importance aux paroles des femmes de Bohême qui sont toujours inspirées peu ou prou par le Malin, elle n’en dormit tout de même pas de toute la nuit. Et pas beaucoup des nuits suivantes mais, comme elle était une fille sage et pourvue d’un certain bon sens, elle employa ses insomnies à chercher les moyens de réaliser ce que l’on venait de lui promettre.

La première chose, bien sûr, c’était de gagner un peu d’argent et de le gagner honnêtement car elle n’était pas de celles qui souhaitent faire commerce de leurs charmes et se faire payer pour leurs faveurs. Et puis, elle avait le goût du travail à condition que ce travail fût lié aux chiffons pour lesquels elle éprouvait une véritable passion. Ainsi, le dimanche à la messe, elle examinait toujours d’un œil critique les toilettes des élégantes abbevilloises trouvant d’ailleurs chaque fois quelque chose à reprendre car, en général, ces femmes-là ne savaient pas s’habiller. Pour Marie-Jeanne, en effet, s’habiller c’était avant tout se mettre en valeur.

Il y avait aussi cette affaire de Cour qui la tourmentait. Comment y être reçue sans habiter dans le voisinage ? Or, la Cour c’était Versailles et Versailles était près de Paris. Conclusion, il fallait aller travailler à Paris. Et pour cela convaincre ses parents.

Ce fut avec beaucoup de timidité d’abord qu’elle leur fit part de son projet qui consistait à entrer en apprentissage chez une marchande de modes de la capitale. L’idée leur parut d’abord folle et irréalisable mais plusieurs malades de la mère Bertin lui ayant laissé entendre que sa petite avait de l’or dans les mains, elle commença à envisager la chose de façon plus favorable. Surtout lorsque l’une d’elles proposa de l’envoyer, à ses frais, chez la célèbre Mlle Pagelle, à l’enseigne du Trait galant. Les hésitations s’envolèrent et Marie-Jeanne s’embarqua sur la première patache en partance pour la capitale avec un bagage fort mince mais un espoir immense.

Mlle Pagelle était alors la bonne faiseuse en vogue. Entendez par là qu’elle habillait Versailles et Paris d’atours riches, précieux, somptueux parfois mais qui, selon la nouvelle apprentie, manquaient singulièrement de fantaisie. Néanmoins, Marie-Jeanne se sentait parfaitement à son aise dans l’élégante boutique du quartier Saint-Honoré où l’on rencontrait tout le beau monde. Elle s’y sentait dans son élément au milieu des satins, des plumes, des rubans, des broderies et des mille et un colifichets qui, de tout temps, ont fait la joie des jolies femmes et même des autres.

Elle débute d’abord comme trottin, véhiculant à longueur de journée les longs cartons de livraison renfermant des toilettes précieuses. Cela lui permet d’apprendre les beaux quartiers et de ne pas confondre l’hôtel de Choiseul avec celui de Richelieu. Ensuite, elle entre à l’atelier. On la met aux interminables finitions, ourlets et autres bordures. Compte tenu de la dimension des robes, c’est un travail fastidieux, éreintant mais elle l’accomplit sans se plaindre. Elle sait bien que c’est l’abc d’un métier qu’elle adore et dans lequel elle se veut la meilleure quand le temps en sera venu. Et peu à peu, comme elle s’entend comme personne à bouillonner le tulle, à coudre les dentelles et à piquer des fleurs un peu partout, elle monte en grade : Mlle Pagelle en vient à lui confier des travaux plus délicats.

Bientôt la clientèle chez qui elle livre fait sa connaissance. De grandes dames comme la princesse de Conti et la duchesse de Chartres, belle-fille du duc d’Orléans, s’intéressent à elle et la prennent sous leur protection. Les années passent au bout desquelles la petite Abbevilloise en vient à posséder son métier comme personne. Grâce aux deux princesses, elle peut même quitter Mlle Pagelle et s’installer à son propre compte dans un petit magasin de la rue Saint-Honoré qu’elle baptise Au Grand Mogol. Entretemps, elle trouve que son prénom de Marie-Jeanne sent par trop sa province et le change pour celui de Rose plus au goût du jour ce qui, d’ailleurs, convient bien à sa blonde fraîcheur.

Néanmoins, peut-être Rose Bertin eût-elle mis un certain temps à évincer son ancienne patronne et à gravir les échelons du succès si un petit événement à la fois frivole et mondain, un de ces potins comme Paris les a toujours aimés n’était venu la mettre en pleine lumière : le duc de Chartres, grand amateur de jolies filles et qui n’avait pas été sans remarquer celle-là, s’intéressa à elle de beaucoup plus près.

Sans être tout à fait aussi coureur que l’avait été son aïeul le Régent, le futur Philippe-Égalité ne cessait de chercher des nouveautés et n’aimait guère rencontrer des cruelles. D’ailleurs, la vertu des filles, il n’y croyait pas. Aussi, rencontrant sans cesse sur son chemin cette Rose si appétissante, il entreprit de lui faire une cour en règle : entendez par là cette approche galante qu’un prince du sang pouvait se permettre vis-à-vis d’une jolie modiste : quelques compliments négligents, un menton pincé au hasard d’un couloir, une invite à peine voilée, un corsage que l’on caresse d’un doigt léger et enfin un petit billet glissé dans le même corsage.

Imperturbablement souriante, Rose se montrait fort gracieuse envers Monseigneur… mais finissait toujours par tirer sa révérence et s’esquivait d’un pied léger dès que le prince prétendait mettre la conversation sur un plan plus intime.

Ce n’était pas que Philippe lui déplût, on peut même assurer qu’il aurait pu lui plaire si Rose ne s’était juré de n’arriver jamais que par son seul talent. De même, elle avait décrété un jour, non sans sagesse, qu’il lui faudrait choisir entre son métier et le mariage et comme, si l’on ne veut pas se retrouver mariée, il vaut mieux éviter l’amour, Rose avec une fermeté quasi romaine entreprit de chasser l’amour de sa vie : même celui d’un prince.

À ce jeu irritant, le duc se pique. Le fait qu’il essuie un échec donne du prix à cette conquête qu’il espérait plus facile. Alors, il braque sur Rose tout l’arsenal de la tentation féminine, lui fait porter des parures, va jusqu’aux perles et aux diamants… mais sans aucun résultat.

« Je viens de travailler avec la Reine… »

Le duc de Chartres ne se tient pas pour battu. Cette petite Rose l’agace. Il lui offre des chevaux, des voitures, un hôtel particulier, une maison des champs, bref tout le grand jeu… que Rose refuse sans perdre un instant son sourire. Philippe alors se fâche car il en est souvent ainsi des princes qui n’aiment guère se voir traités en simples mortels. Quelques bonnes âmes suggèrent même à l’entêtée qu’il pourrait être dangereux de tenir tête à si puissant personnage et qu’un prince peut, en quelques mots, détruire une clientèle naissante. Et cette fois Rose s’inquiète. Puis, comme peu après l’indiscrétion d’un valet lui apprend que l’on songe à la faire enlever, elle prend vraiment peur. Elle n’est rien en face d’un si haut seigneur ! En fait, elle ne sait plus à quel saint se vouer quand le destin lui offre une rencontre véritablement providentielle qu’elle aura l’audace et l’esprit de saisir au vol.