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— Cela dépendait. Samedi, Rémy était parti à pied, à moins de deux mille mètres d’altitude. Il n’avait pas emporté de matériel.

Niémans marqua un temps puis entra dans le vif de ses questions :

— Votre mari avait-il des ennemis ?

— Non.

Le ton équivoque de cette réponse l’incita à poser une autre question, qui l’étonna lui-même :

— Avait-il des amis ?

— Non plus. Rémy était un homme solitaire.

— Quel type de relations entretenait-il avec les étudiants, ceux qui fréquentaient la bibliothèque ?

— Ses contacts avec eux se limitaient aux fiches de sortie des livres.

— Rien de bizarre, ces derniers temps ?

La femme ne répondit pas. Niémans insista :

— Votre mari n’était pas spécialement nerveux, tendu ?

— Non.

— Parlez-moi de la disparition de son père.

Sophie Caillois leva les yeux. La couleur des pupilles était terne, mais le dessin des cils et des sourcils splendide. Elle esquissa un haussement d’épaules.

— Il est mort sous une avalanche, en 93. Nous n’étions pas encore mariés. Je ne sais rien de précis là-dessus. Rémy n’en parlait jamais. Où voulez-vous en venir ?

Le policier garda le silence et scruta la petite pièce, avec ses meubles placés au cordeau. Il connaissait par cœur ce genre de lieu. Il savait qu’il n’était pas seul ici avec Sophie Caillois. La mémoire du mort planait encore, comme si son âme était en train de préparer ses valises, quelque part, dans la chambre voisine. Le commissaire désigna les tableaux aux murs.

— Votre mari ne conservait aucun livre ici ?

— Pourquoi en aurait-il conservé ? Il travaillait toute la journée à la bibliothèque.

— C’est là-bas qu’il préparait sa thèse ?

La femme acquiesça d’un bref signe de tête. Niémans ne cessait d’observer ce visage beau et dur. Il était surpris de croiser en moins d’une heure deux femmes aussi séduisantes.

— Sur quoi portait sa thèse ?

— Les jeux Olympiques.

— Ce n’est pas très intellectuel.

Sophie Caillois adopta une expression méprisante.

— Sa thèse portait sur les relations de l’épreuve et du sacré. Du corps et de la pensée. Il étudiait le mythe de l’athlon, l’homme originel qui assurait la fécondité de la Terre par sa propre force, par les limites transgressées de son propre corps.

— Excusez-moi, souffla Niémans. Je connais mal les questions philosophiques... Cela a-t-il un rapport avec les photographies dans votre couloir ?

— Oui et non. Ce sont des clichés extraits d’un film de Leni Riefenstahl, sur les jeux Olympiques de 1938, à Berlin.

— Ces images sont impressionnantes.

— Rémy disait que ces jeux avaient retrouvé la coïncidence profonde des jeux d’Olympie, fondée sur l’union du corps et de la pensée, l’épreuve physique et l’expression philosophique.

— Dans ce cas précis, il s’agissait de l’idéologie nazie, non ?

— Mon mari se moquait de la nature de la pensée exprimée. Il était fasciné par cette seule fusion : l’idée et la force, l’esprit et le corps.

Niémans ne comprenait rien à ce genre de charabia. La femme se pencha et dit soudain avec violence :

— Pourquoi vous a-t-on envoyé ici ? Pourquoi un homme comme vous ?

Il ignora l’agressivité de la remarque. Lors de ses interrogatoires, il usait toujours de la même technique, inhumaine et froide, fondée sur l’intimidation. Il était inutile, lorsqu’on était policier – et surtout quand on avait sa gueule – de jouer aux sentiments ou à la psychologie de bazar. Il demanda, d’une voix autoritaire :

— A votre avis, existait-il une raison d’en vouloir à votre mari ?

— Vous délirez ou quoi ? articula-t-elle. Vous n’avez pas vu le corps ? Vous ne comprenez pas que c’est un maniaque qui a tué mon mari ? Que Rémy a été surpris par un dingue ? Un taré qui s’est acharné sur lui, l’a frappé, torturé, mutilé jusqu’au bout ?

Le policier respira profondément. Il songeait en fait à ce bibliothécaire silencieux, désincarné, et à cette femme agressive. Un couple à glacer le sang. Il questionna :

— Comment marchait votre foyer ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Je vous en prie, répondez.

— Je suis suspecte ?

— Vous savez bien que non. S’il vous plait, répondez-moi.

La jeune femme lui lança un regard lapidaire.

— Vous voulez savoir combien de fois nous baisions par semaine ?

Niémans sentit la chair de poule saisir sa nuque.

— Coopérez, madame. Je fais mon boulot.

— Tirez-vous, sale ordure de flic.

Ses dents n’étaient pas blanches, et pourtant le contour de ses lèvres était ravissant, émouvant. Niémans fixa cette bouche, les contours aigus des pommettes, des sourcils, qui rayonnaient à travers la pâleur terne du visage. Peu importaient l’éclat du teint, la couleur des yeux, toutes ces illusions de lumières et de tons. La beauté était une affaire de ligne. D’esquisse. De pureté incorruptible. Le policier ne bougeait pas.

— Tirez-vous ! hurla la femme.

— Une dernière question. Rémy a toujours vécu à l’université. Quand a-t-il effectué son service militaire ?

Sophie Caillois s’immobilisa, décontenancée par la question. Elle enserra ses bras, comme si elle était brutalement saisie par un froid intérieur.

— Il ne l’a pas fait.

— Réformé ?

Elle acquiesça en inclinant la tête.

— Pour quel motif ?

Les yeux de la femme se braquèrent de nouveau sur le commissaire.

— Que cherchez-vous ?

— Pour quel motif ?

— Psychiatrie, je crois.

— Il souffrait de troubles mentaux ?

— Mais d’où sortez-vous ? Tout le monde se fait réformer pour des raisons psychiatriques. Ça ne veut rien dire. Vous simulez, vous dites n’importe quoi, vous êtes réformé.

Niémans n’ajouta rien, mais tout son être devait exprimer une sourde désapprobation. La femme toisa tout à coup sa coupe en brosse, son élégance stricte, et ses lèvres s’arquèrent en une grimace de dégoût.

— Putain de Dieu, tirez-vous.

Il se leva et murmura :

— Je vais m’en aller. Mais je veux que vous sachiez une chose.

— Quoi ? cracha-t-elle.

— Que cela vous plaise ou non, ce sont des gens comme moi qui attrapent les assassins. Ce sont des gens comme moi qui peuvent venger votre mari.

Durant quelques secondes, les traits de la femme se pétrifièrent, puis son menton se troubla. Elle fondit en sanglots. Niémans tourna les talons.

— Je l’attraperai, dit-il.

Dans l’encadrement de la porte, il cogna le mur et jeta par-dessus son épaule :

— Bon Dieu, je vous le jure : j’attraperai le fils de pute qui a tué votre mari.

Dehors, une clarté de mercure lui sauta à la face. Des taches noires dansaient sous ses paupières. Niémans vacilla quelques secondes. Il s’efforça de marcher calmement jusqu’à sa voiture, alors que les halos sombres se transformaient peu à peu en visages de femme. Fanny Ferreira, la brune. Sophie Caillois, la blonde. Deux femmes fortes, intelligentes et agressives. Des femmes telles que le policier n’en tiendrait sans doute jamais dans ses bras.

Il donna un violent coup de pied dans une corbeille de ferraille obstruée, fixée à un pylône, puis il regarda son pager, comme par réflexe.