Выбрать главу

Pierre Niémans s’adressa à Joisneau :

— Viens par ici. Je veux le point sur ton enquête.

Ils s’isolèrent dans une des allées tapissées de livres. Au bout du passage, un agent à casquette compulsait un livre. Le commissaire éprouvait quelques difficultés à rester sérieux face à une telle scène. Le lieutenant ouvrit son carnet.

— J’ai interrogé plusieurs internes, et les deux collègues de Caillois à la bibliothèque. Rémy n’était pas très apprécié, mais enfin, il était respecté.

— Que lui reprochait-on ?

— Rien de particulier. J’ai l’impression qu’il déclenchait un malaise. C’était un type secret, renfermé. Il ne faisait aucun effort pour communiquer avec les autres. En un sens, ça collait avec son boulot. (Joisneau lança un regard aux alentours, presque effrayé.) Vous pensez... dans cette bibliothèque, toute la journée à garder le silence...

— On t’a parlé de son père ?

— Vous saviez qu’il avait été aussi bibliothécaire ? Ouais, on m’en a parlé. Le même genre de type. Silencieux, impénétrable. Cette ambiance de confessionnal, à la longue, ça doit taper sur le système.

Niémans s’adossa aux livres.

— Est-ce qu’on t’a dit qu’il était mort dans la montagne ?

— Bien sûr. Mais il n’y a rien de suspect là-dedans. Le vieux bonhomme a été surpris par une avalanche et...

— Je sais. Selon toi, personne ne pouvait en vouloir aux Caillois, ni au père ni au fils ?

— Commissaire, la victime allait chercher des livres dans la réserve, remplissait des fiches et donnait aux étudiants un numéro de pupitre. Qu’est-ce que vous voulez qu’il s’attire, comme type de vengeance ? Celle d’un étudiant à qui on n’a pas filé la bonne édition ?

— OK. Côté alpinisme ?

Joisneau feuilleta encore son carnet.

— Caillois était à la fois un alpiniste et un marcheur hors pair. Samedi dernier, selon les témoins qui l’ont vu partir, il a plutôt effectué une expédition à pied, à deux mille mètres environ. Sans matériel.

— Des compagnons de marche ?

— Jamais. Même sa femme ne l’accompagnait pas. Caillois était un solitaire. A la limite de l’autisme.

Niémans lâcha son information :

— Je suis retourné près de la rivière. J’ai découvert des traces de pitons dans la roche. Je pense que le tueur a utilisé une technique d’escalade pour hisser le corps.

Les traits de Joisneau se crispèrent.

— Merde, je suis monté moi aussi et...

— Les cavités sont à l’intérieur de la faille. Le tueur a fixé des poulies dans la niche, puis il s’est laissé redescendre, pour faire contrepoids avec sa victime.

— Merde.

Son visage était partagé entre le dépit et l’admiration. Niémans sourit.

— Je n’ai pas de mérite : j’ai été guidé par mon témoin. Fanny Ferreira. Une vraie pro. (Il cligna de l’œil.) Et un petit canon... Je veux que tu grattes encore dans cette direction. Dresse la liste exhaustive des alpinistes confirmés et de tous ceux qui ont accès à ce genre de matériel.

— Mais nous allons obtenir des milliers de personnes !

— Demande à tes collègues. Demande à Barnes. On ne sait jamais. Une vérité va peut-être sortir de cette recherche. Je veux aussi que tu t’occupes des yeux.

— Des yeux ?

— Tu as entendu le légiste, non ? Le tueur a volé ces organes, avec un soin particulier. Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça signifie. Peut-être du fétichisme. Peut-être une volonté de purification particulière. Ces yeux rappellent peut-être à l’assassin une scène qu’aurait vue la victime. Ou le poids d’un regard, que l’assassin aurait toujours vécu comme une obsession. Je ne sais pas. C’est plutôt vaseux, et je n’aime pas ce genre de bla-bla psychologique. Mais je veux que tu secoues la ville et que tu collectes tout ce qui pourrait se rapporter aux yeux.

— Par exemple ?

— Par exemple, chercher s’il n’y a jamais eu dans cette fac ou dans la ville des accidents concernant cette partie du corps. Gratte aussi du côté des procès-verbaux des dernières années, à la brigade, et des faits divers, dans les journaux du coin. Des bagarres où quelqu’un aurait été blessé. Ou au contraire des mutilations sur des animaux. Je ne sais pas : cherche. Vois aussi s’il n’y a pas des problèmes de cécité, des affections touchant les yeux dans la région.

— Vous pensez vraiment que je peux trouver...

— Je ne pense rien, souffla Niémans. Fais-le.

Au bout de l’allée, le policier en uniforme lançait toujours des regards de biais. Enfin il laissa tomber ses livres et disparut. Niémans poursuivit à voix basse :

— Je veux aussi l’emploi du temps exact des dernières semaines de Caillois. Je veux savoir qui il a rencontré, à qui il a parlé. Je veux la liste de ses appels téléphoniques, personnels et à la fac. Je veux la liste des lettres qu’il a reçues, tout. Caillois connaissait peut-être son meurtrier. Peut-être même avait-il rendez-vous là-haut.

— Et sa femme, ça n’a rien donné ?

Niémans ne répondit pas. Joisneau ajouta :

— Paraît qu’elle n’est pas commode.

Joisneau rangea son carnet. Il avait retrouvé ses couleurs.

— Je ne sais pas si je devrais vous dire ça... Avec ce corps mutilé... et ce tueur déjanté qui rôde quelque part...

— Mais ?

— Mais, bon sang, j’ai l’impression d’apprendre des trucs avec vous.

Niémans feuilletait un livre du rayonnage : Topographie et relief du département de l’Isère. Il lança le volume dans les mains du lieutenant et conclut :

— Eh bien, prie pour qu’on en apprenne autant sur le tueur.

13

LE profil de la victime arc-boutée. Muscles tordus sous la peau, comme des cordes. Plaies noires, violacées, lacérant la chair pâle et bleuâtre par endroits.

De retour dans la salle où il travaillait, Niémans observait les photos polaroïd du corps de Rémy Caillois.

Le visage de face. Paupières entrouvertes sur les trous noirs des orbites.

Toujours en manteau, il songeait aux souffrances de l’homme. A la violence d’effroi qui venait de surgir dans cette région innocente. Sans se l’avouer, le policier redoutait le pire. Un autre meurtre, peut-être. Ou un crime impuni, balayé par les jours et la peur, qui aideraient chacun à oublier. Bien plus qu’à se souvenir.

Les mains de la victime. Photographiées de dessus, puis de dessous. De belles mains fines, entrouvertes sur leurs extrémités anonymes. Pas l’ombre dune empreinte. Des traces de cisaille aux poignets. Granuleuses. Sombres. Minérales.

Niémans renversa sa chaise, s’adossant contre le mur. Il croisa ses mains derrière la nuque et réfléchit à ses propres sentences : « Chaque élément d’une enquête est un miroir. Et le tueur se cache dans l’un des angles morts." Il ne parvenait pas à s’ôter de l’esprit cette certitude : Caillois n’avait pas été choisi par hasard. Sa mort était liée à son passé. A une personne qu’il avait connue. A un acte qu’il avait commis. Ou à un secret qu’il avait percé.