Выбрать главу

— Il vous frappait.

Le commissaire arracha son regard des marques sombres et fixa les yeux de Sophie Caillois.

— Il vous frappait ! Votre mari était un malade. Il aimait faire le mal. J’en suis certain. Il a commis un acte coupable. Je suis sûr que vous avez des soupçons. Vous ne dites pas le dixième de ce que vous savez !

La femme lui cracha au visage. Niémans recula, chancelant.

Elle en profita pour claquer la porte. Les verrous se scellèrent en une cascade de déclics alors que Niémans se ruait de nouveau contre la paroi. Dans le couloir, les internes pointaient des regards inquiets par les portes entrebâillées. Le policier flanqua un coup de talon dans le chambranle.

— Je reviendrai ! brailla-t-il.

Le silence s’abattit.

Niémans assena un dernier coup de poing, provoquant un écho grave, et resta quelques secondes immobile.

La voix de la femme, entrecoupée de sanglots, résonnait derrière la porte, comme dans le plus sombre des caveaux. « Vous êtes fou. »

14

— JE veux un flic en civil à ses basques. Appelez d’autres OPJ, à Grenoble.

— Sophie Caillois ? Mais... pourquoi ?

Niémans regarda Barnes. Ils se tenaient tous deux dans la salle principale de la gendarmerie de Guernon. Le capitaine portait le pull réglementaire : bleu marine, traversé d’une rayure blanche latérale. Il ressemblait à un matelot.

— Cette femme nous cache quelque chose, expliqua Niémans.

— Vous ne pensez tout de même pas que c’est elle qui...

— Non. Mais elle ne nous dit pas ce qu’elle sait.

Barnes acquiesça, sans conviction, puis il planta dans les bras de Niémans un gros dossier cartonné, rempli de fax, de paperasses, bruissant de carbones.

— Les premiers résultats de l’enquête générale, déclara-t-il. Pour l’instant, ce n’est pas folichon.

Indifférent au brouhaha du lieu, où des gendarmes jouaient des coudes, Niémans parcourut aussitôt le dossier, tout en marchant lentement vers un bureau isolé. Il passa en revue les liasses carbonées qui résumaient les investigations menées par Barnes et Vermont. Malgré le nombre de rapports et de témoignages, il n’y avait pas là de quoi aligner la moindre remarque constructive. Les dispositifs, les auditions, les recherches, les enquêtes de terrain... tout cela n’avait rien donné. Niémans bougonna en pénétrant dans le bureau aux parois vitrées. Dans une si petite ville, un crime aussi spectaculaire : le commissaire ne pouvait se résoudre à n’avoir glané encore aucun indice, aucune piste.

Il s’empara d’une chaise, derrière un bureau en ferraille, et lut cette fois avec attention.

La voie des maraudeurs s’était révélée nulle. Les requêtes aux prisons, aux préfectures, aux tribunaux avaient abouti à autant d’impasses. Quant aux vols de voitures commis lors des dernières quarante-huit heures, aucun ne pouvait non plus être rattaché au meurtre. Les recherches sur les crimes, les faits divers des vingt dernières années s’étaient montrées tout autant stériles. Personne n’avait souvenir d’un crime aussi atroce, aussi étrange, ou du moindre acte qui s’y serait apparenté. Dans la ville même, la liste des procès-verbaux rédigés en vingt ans se résumait à quelques sauvetages en montagne, à des vols infimes, des accidents, des incendies...

Niémans feuilleta la chemise suivante. Les interrogatoires systématiques aux hôtels, par fax interposés, n’avaient pas livré la moindre information utile.

Il passa aux dossiers de Vermont. Ses hommes continuaient d’arpenter les terrains autour de la rivière. Ils n’avaient visité pour l’heure que cinq refuges, et la carte de la région en signalait dix-sept, dont certains cramponnés à la montagne, à plus de trois mille mètres d’altitude. Un meurtre effectué sur de telles hauteurs avait-il un sens ? Les hommes avaient aussi interrogé les paysans des alentours. Certaines auditions étaient déjà tapées dans le jargon habituel des gendarmes. Niémans les feuilleta et sourit : si les fautes d’orthographe et les tournures étaient comparables à celles des policiers, d’autres termes fleuraient bon le langage militaire. Des hommes avaient visité les stations service, les gares, les arrêts de cars. Rien à signaler. Mais on commençait à jaser dans les rues, dans les chalets. Pourquoi toutes ces questions ? Pourquoi tant de gendarmes ?

Niémans posa le dossier sur le bureau. Par la vitre, il aperçut une patrouille qui venait de rentrer, les joues vermeilles, les yeux lustrés de froid. Il interrogea de la tête le capitaine Vermont qui lui répondit par un signe sans ambiguïté : rien.

Le commissaire fixa encore quelques secondes les uniformes mais ses pensées dérivaient déjà ailleurs. Il songeait aux deux femmes. L’une était forte et sombre comme l’écorce. Elle devait avoir les muscles amples, la peau mate, veloutée. Un goût de résine et d’herbes froissées. L’autre était frêle et aigre. Elle respirait un malaise, une agressivité mêlée de frayeur, qui fascinait tout autant Niémans. Que cachait ce visage osseux, à la beauté si troublante ? Son mari la battait-il réellement ? Quel était son secret ? Et quelle pouvait être la mesure de son chagrin face à un mari énucléé, dont le corps décrivait tant de souffrances ?

Niémans se leva et se tourna vers l’une des fenêtres. Derrière les nuages, au-dessus des montagnes, le soleil lançait des lignes de clarté, qui ressemblaient à de longues blessures creusées dans la chair noire et renflée de l’orage. Dessous, le policier apercevait les maisons grises et identiques de Guernon. Les toits polygonaux qui empêchaient que la neige ne s’agglutine. Les fenêtres obscures, petites et carrées comme des tableaux noyés de pénombre. La rivière qui traversait la ville et longeait la brigade.

L’image des deux femmes s’imposa de nouveau. A chaque enquête, la même sensation le tenaillait. La pression de l’investigation éveillait ses sens, lui intimait une sorte de chasse amoureuse, brûlante, fébrile. Il ne tombait amoureux que dans cette urgence criminelle : des témoins, des suspects, des putes, des serveuses...

La brune ou la blonde ?

Son téléphone cellulaire sonna. C’était Antoine Rheims.

— Je reviens de l’Hôtel-Dieu.

Niémans avait laissé filer la matinée sans même appeler Paris. L’affaire du parc des Princes allait maintenant lui revenir en boomerang explosif. Le directeur continuait :

— Les toubibs tentent une cinquième greffe pour sauver son visage. Le type n’a pratiquement plus de peau sur les cuisses, à force de prélèvements. Ce n’est pas tout. Trois traumatismes crâniens. Un œil perdu. Sept fractures au visage. Sept, Niémans. La mâchoire inférieure est profondément enfoncée dans les tissus du larynx. Des esquilles d’os ont déchiré les cordes vocales. L’homme est dans le coma mais, quoi qu’il arrive, il ne parlera plus. Selon les toubibs, même un accident de bagnole n’aurait pas pu causer autant de dégâts. Tu as une idée de ce que je peux leur raconter ? Ainsi qu’à l’ambassade du Royaume-Uni ? Ou aux médias ? Nous nous connaissons depuis longtemps, toi et moi. Et je crois que nous sommes amis. Mais je crois aussi que tu es une brute cinglée.