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Il cogna, cogna, puis s’arrêta soudainement, fixant les traits ensanglantés du hooligan. Des saillies d’os pointaient sous les chairs déchiquetées. Un globe oculaire pendait au bout d’un treillis de fibres. Le meurtrier ne bougeait plus, toujours coiffé de son bob aux couleurs d’Arsenal. Niémans réempoigna son arme et enserra la crosse sanglante à deux mains, en enfonçant le canon dans la bouche éclatée de l’homme. Il leva le chien et ferma les yeux. Il allait tirer... quand un bruit strident surgit.

Son téléphone cellulaire sonnait dans sa poche.

3

TROIS heures plus tard, le long des rues trop neuves et trop symétriques du quartier de Nanterre-Préfecture, une petite lueur brillait dans le bâtiment de la Direction centrale de la police judiciaire du ministère de l’Intérieur. Une sorte d’éclat de lumière, à la puissance diffuse et concentrée, qui scintillait très bas, presque au ras du bureau d’Antoine Rheims, assis dans l’ombre. Face à lui, derrière le halo, se dressait la haute silhouette de Pierre Niémans. Il venait de résumer, laconiquement, le rapport qu’il avait rédigé sur la course-poursuite de Boulogne. Rheims demanda, sceptique :

— Comment est l’homme ?

— L’Anglais ? Coma. Fractures faciales multiples. Je viens d’appeler l’Hôtel-Dieu : ils tentent une greffe de peau, pour le visage.

— Et la victime ?

— Broyée sous les voitures, sur le périph’. Porte Molitor.

— Bon Dieu. Que s’est-il passé ?

— Un règlement de comptes entre hooligans. Parmi les supporteurs d’Arsenal, il y avait des hommes du club de Chelsea. A la faveur de la bagarre, les deux hooligans à la machette ont abattu leur ennemi.

Rheims acquiesçait, incrédule. Après un silence, il reprit :

— Et le tien ? Tu es vraiment sûr que c’est un coup de sabot qui l’a mis dans cet état ?

Niémans ne répondit pas et se tourna vers la fenêtre. Sous la lune de craie, on discernait les étranges motifs pastel qui couvraient les façades des cités voisines : des nuages, des arcs-en-ciel, qui planaient au-dessus des collines vert sombre du parc de Nanterre. La voix de Rheims s’éleva encore :

— Je ne te comprends pas, Pierre. Pourquoi te colleter avec des histoires pareilles ? De la surveillance de stade, vraiment, je...

Sa voix s’éteignit. Niémans gardait le silence.

— Ce n’est plus de ton âge, reprit Rheims. Ni de ta compétence. Notre contrat était clair : plus de terrain, plus d’actes de violence...

Niémans se retourna et marcha vers son supérieur hiérarchique.

— Viens-en au fait, Antoine. Pourquoi m’as-tu appelé ici, en pleine nuit ? Quand tu m’as téléphoné, tu ne pouvais pas être au courant, pour le Parc. Alors quoi ?

L’ombre de Rheims ne bougeait pas. Épaules larges, cheveux gris frisottants, visage en flanc de rocaille. Un physique de gardien de phare. Le commissaire divisionnaire dirigeait depuis plusieurs années l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains – l’OCRTEH –, un nom compliqué pour désigner simplement une instance supérieure de la brigade des mœurs. Niémans l’avait connu bien avant qu’il ne règne sur cette planque administrative, lorsqu’ils étaient tous deux des flics des rues, des arpenteurs de pluie, rapides et efficaces. Le policier coiffé en brosse se pencha et répéta :

— Alors quoi ?

Rheims souffla :

— Il s’agit d’un meurtre.

— A Paris ?

— Non, à Guernon. Une petite ville dans l’Isère, près de Grenoble. Une ville universitaire.

Niémans empoigna un siège et s’assit face au divisionnaire.

— Je t’écoute.

— Ils ont retrouvé le corps hier, en fin d’après-midi. Encastré entre des rochers, au-dessus d’une rivière qui borde le campus. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un crime de maniaque.

— Que sais-tu sur le corps ? C’est une femme ?

— Non. Un homme. Un jeune type. Le bibliothécaire de la fac, paraît-il. Le corps était nu. Il portait des traces de torture : entailles, lacérations, brûlures... On m’a parlé aussi de strangulation.

Niémans planta ses coudes sur le bureau. Il manipulait un cendrier.

— Pourquoi me racontes-tu tout ça ?

— Parce que je compte t’envoyer là-bas.

— Quoi ? Sur ce meurtre ? Mais les types du SRPJ de Grenoble vont arrêter l’assassin dans la semaine et...

— Pierre, ne joue pas au con. Tu sais très bien que ce n’est jamais aussi simple. Jamais. J’ai parlé au juge. Il veut un spécialiste.

— Un spécialiste de quoi ?

— De meurtres. Et de mœurs. Il soupçonne un mobile sexuel. Enfin, quelque chose de ce genre.

Niémans tendit son cou vers la lumière et sentit la brûlure âcre de la lampe halogène.

— Antoine, tu ne me dis pas tout.

— Le juge, c’est Bernard Terpentes. Un vieux pote. On vient des Pyrénées, lui et moi. Il flippe, tu piges ? Et il veut régler ça au plus vite. Éviter les vagues, les médias, toutes ces conneries. Dans quelques semaines, c’est la rentrée universitaire : il faut boucler l’affaire avant cette date. Je ne te fais pas un dessin.

Le commissaire principal se leva et retourna vers la fenêtre. Il scruta les têtes d’épingle lumineuses des réverbères, les sombres dômes du parc. La violence des dernières heures lui battait encore aux tempes : les coups de machette, le périphérique, la course à travers Roland-Garros. Il songea, pour la millième fois, que l’appel téléphonique de Rheims lui avait sans doute évité de tuer un homme. Il songea à ces accès de violence incontrôlables qui aveuglaient sa conscience, déchirant le temps et l’espace, au point de lui faire commettre le pire.

— Alors ? demanda Rheims.

Niémans se retourna et s’appuya sur le chambranle de la fenêtre.

— Cela fait quatre ans que je ne mène plus ce genre d’enquête. Pourquoi me proposer cette affaire ?

— J’ai besoin d’un homme efficace. Et tu sais que les offices centraux peuvent saisir l’un de leurs hommes pour l’envoyer n’importe où en France. (Ses larges mains pianotèrent dans l’obscurité.) J’exploite mon petit pouvoir.

Le policier aux lunettes de fer sourit.

— Tu sors le loup de sa tanière ?

— Je sors le loup de sa tanière. Pour toi, c’est un coup d’air frais. Pour moi, c’est un service que je rends à un vieil ami. Au moins, pendant ce temps-là, tu ne tabasseras personne...

Rheims saisit les feuilles d’un fax qui brillaient sur son bureau :

— Les premières conclusions des gendarmes. Tu prends ou non ?

Niémans marcha vers le bureau et froissa le papier thermique.

— Je t’appellerai. Pour avoir des nouvelles de l’Hôtel-Dieu.

Le policier quitta aussitôt la rue des Trois-Fontanot et gagna son domicile, rue La-Bruyère, dans le neuvième arrondissement. Un vaste appartement quasiment vide, aux parquets cirés de vieille dame. Il prit une douche, soigna ses plaies – superficielles – et s’observa dans la glace. Des traits osseux, ridés. Une coupe en brosse, luisante et grise. Des lunettes cerclées de métal. Niémans sourit à sa propre image. Il n’aurait pas aimé croiser cette gueule-là dans une rue déserte.