Tel était le lieu du crime. Et ça, c’était du concret.
17
TREIZE heures. Karim Abdouf pénétra dans le bureau d’Henri Crozier et posa son rapport face à lui. L’homme, concentré sur une lettre qu’il écrivait, ne jeta pas un regard sur la liasse et demanda :
— Alors ?
— Les skins n’ont pas fait le coup, mais ils ont aperçu deux silhouettes sortir du caveau. Cette nuit même.
— Ils t’ont donné leur signalement ?
— Non. Il faisait trop sombre.
Crozier daigna lever les yeux.
— Ils mentent peut-être.
— Ils ne mentent pas. Et ce ne sont pas eux qui ont profané la tombe.
Karim se tut. Le silence s’étira entre les deux hommes. Le lieutenant reprit :
— Vous aviez un témoin, commissaire. (Il braqua son index sur l’homme assis.) Vous aviez un témoin et vous ne me l’avez pas dit. « On » vous a averti que les skins avaient rôdé près du cimetière, cette nuit, et vous en avez conclu que c’étaient eux les coupables. Mais la réalité est plus complexe. Et si vous m’aviez laissé interroger votre témoin, je...
Crozier leva lentement la main, en signe d’apaisement.
— Calme-toi, petit. Les gens d’ici se confient aux anciens. A ceux de leur ville. On ne t’aurait jamais dit le dixième de ce qu’on est venu me déballer, spontanément. C’est tout ce que t’ont révélé les tondus ?
Karim contempla les affiches à la gloire des « agents de la paix ». Sur un des meubles de fer brillaient les coupes que Crozier avait gagnées dans différents concours de tir. Il déclara :
— Les skins ont vu aussi une bagnole blanche partir de ce coin-là aux environs de deux heures du matin. Elle filait sur la D 143.
— Quel genre de bagnole ?
— Une Lada. Ou une autre marque de l’Est. Il faut mettre quelqu’un là-dessus. Les bagnoles de ce type ne doivent pas courir la région et...
— Pourquoi pas toi ?
— Commissaire, vous savez ce que je veux. J’ai interrogé les skins. Maintenant, je veux fouiller le caveau en profondeur.
— Le gardien m’a dit que tu étais déjà entré à l’intérieur.
Karim ignora la remarque.
— Où en est l’enquête, au cimetière ?
— Le zéro absolu. Aucune empreinte digitale. Pas le moindre indice. Nous allons étendre le ratissage aux alentours. S’il s’agit de vandales, ils ont pris de sacrées précautions.
— Ce ne sont pas des vandales. Ce sont des professionnels. En tout cas, des mecs qui savaient ce qu’ils cherchaient. Ce caveau abrite un secret, qu’ils sont venus percer. Vous avez prévenu la famille ? Que disent les parents ? Seraient-ils d’accord pour que nous...
Karim s’arrêta. La trogne de Crozier exprimait un malaise. Le lieutenant plaqua ses deux mains sur le bureau et attendit la réponse du commissaire. L’homme murmura :
— Nous n’avons pas retrouvé la famille. Personne de ce nom dans la ville. Ni dans les communes du département.
— Les obsèques datent de 1982, il y a forcément des documents, de la paperasse.
— Pour l’instant, nous n’avons rien.
— Le certificat de décès ?
— Pas de certificat de décès. Pas à Sarzac.
Le visage de Karim s’éclaira. Il pivota et esquissa quelques pas.
— Il y a un problème avec cette sépulture, avec ce môme. J’en suis sûr. Et ce problème est lié au cambriolage de l’école primaire.
— Karim, tu as trop d’imagination. Il existe mille façons d’expliquer ce mystère. Le petit Jude est peut-être mort dans un accident de la route. Il a peut-être été hospitalisé dans une ville voisine et enterré ici, parce que c’était la solution la plus pratique. Peut-être que sa mère vit toujours ici, mais qu’elle ne porte pas le même nom. Peut-être...
— J’ai parlé au gardien du cimetière. Le caveau est parfaitement entretenu mais il n’a jamais aperçu personne le visiter.
Crozier ne répondit pas. Il ouvrit un tiroir de fer et en extirpa une bouteille d’alcool aux lueurs mordorées. En un seul geste, il se versa un petit verre, pas plus haut qu’un pouce.
— Si on ne retrouve pas cette famille, reprit Karim, peut-on obtenir l’autorisation de pénétrer dans le caveau ?
— Non.
— Alors laissez-moi chercher ses parents.
— Et la voiture blanche ? Le relevé des indices, autour du cimetière ?
— Des renforts vont arriver. Les types du SRPJ feront ça très bien. Donnez-moi quelques heures, commissaire. Pour mener cette partie de l’enquête. En solo.
Crozier dressa son verre devant Karim.
— Je ne t’en propose pas ?
Karim refusa de la tête. Crozier vida son verre cul sec et claqua de la langue.
— Tu as jusqu’à dix-huit heures, rapport rédigé inclus.
Le Beur partit dans un froissement de cuir.
18
Karim téléphona de nouveau à la directrice de l’établissement Jean-Jaurès, afin de savoir si elle avait collecté quelques informations sur Jude Itero à l’académie de tutelle. La femme avait effectué la recherche mais n’avait rien obtenu : pas une fiche, pas une mention. Pas l’ombre d’une présence dans les archives de tout le département. « Vous faites peut-être fausse route, risqua-t-elle. L’enfant que vous cherchez n’a peut-être pas vécu dans notre région. »
Karim raccrocha et consulta sa montre. Quatorze heures. Il se donna deux heures pour visiter les archives des autres écoles et vérifier la composition des classes qui correspondaient à l’âge de l’enfant.
En moins d’une heure et quinze minutes, il avait achevé son tour des groupes scolaires et n’avait pas rencontré la trace de Jude Itero. Il retourna encore une fois à l’école Jean-Jaurès. En feuilletant toutes ces archives, une idée lui était venue. La femme aux yeux larges l’accueillit avec fébrilité.
— J’ai encore travaillé pour vous, lieutenant.
— Je vous écoute.
— J’ai cherché les noms et adresses des enseignants qui exerçaient ici à l’époque qui vous intéresse.
— Et alors ?
— Nous jouons de malchance. L’ancienne directrice a pris sa retraite.
— Le petit Jude avait neuf et dix ans durant les années 81 et 82. Pouvons-nous retrouver les institutrices de ces classes ?
La femme plongea dans ses notes.
— Tout à fait. D’autant que le hasard fait que le CM1 de 81 et le CM2 de 82 ont été supervisés par la même institutrice. C’est une chose assez fréquente qu’une enseignante « grimpe » d’une classe, d’une année sur l’autre...
— Où est-elle maintenant ?
— Je ne sais pas. Elle a quitté l’établissement à la fin de l’année scolaire 81-82.
Karim grogna. La directrice prit une expression grave.
— J’ai réfléchi, moi aussi. Il y a une chose que nous n’avons pas regardée.
— Quoi ?
— Les photographies scolaires. Nous gardons un exemplaire de chaque portrait, vous savez. Pour toutes les classes.
Le lieutenant se mordit la lèvre : comment n’y avait-il pas pensé ? La directrice poursuivait :
— Je suis allée consulter nos archives photographiques. Les clichés du CM1 et du CM2 qui vous intéressent ont été volés eux aussi. C’est incroyable...