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La révélation se diluait dans la conscience du policier, telle une nappe de lumière. Il songeait au cadre ovale, cloué sur la stèle du caveau. Il comprit qu’on avait « effacé » le petit garçon, en ôtant son nom, en volant son visage. La femme intervint :

— Pourquoi souriez-vous ?

Karim répliqua :

— Excusez-moi. J’attends ça depuis trop longtemps. Je tiens une affaire, vous comprenez ? (Le lieutenant marqua un temps et se concentra.) Moi aussi, il m’est venu une idée. Gardez-vous les cahiers de textes des années précédentes ?

— Les cahiers de textes ?

— A mon époque, chaque classe possédait une sorte de registre journalier, où l’on consignait à la fois les absents et les devoirs à effectuer pour le lendemain...

— Cela se passe comme ça ici aussi.

— Vous les gardez ?

— Oui. Mais ces cahiers ne contiennent pas les listes des élèves.

— Je sais, seulement le nom des absents.

Le visage de la femme s’éclaira. Ses yeux brillaient comme des miroirs.

— Vous espérez que le petit Jude ait été un jour absent ?

— J’espère surtout que les intrus n’ont pas eu la même idée que moi.

La directrice ouvrit de nouveau la vitrine qui abritait les archives. Karim passa son doigt sur les tranches vert sombre et s’empara des cahiers correspondant aux années cruciales. Ce fut une déception : pas une fois le nom de Jude Itero n’apparut.

Il faisait décidément fausse route : malgré sa conviction profonde, rien n’indiquait que l’enfant avait suivi sa scolarité ici. Pourtant, Karim passa et repassa les pages, en quête d’un détail qui lui confirmerait qu’il était tout de même sur la bonne voie.

Le signe lui jaillit au visage, au travers de l’écriture ronde et enfantine qui avait numéroté les pages du cahier, en haut, à droite. Il manquait des pages. Le flic ouvrit largement le cahier et découvrit auprès des fils de reliure les peluches de papier significatives. Du 8 au 15 juin 1982, dans l’album du CM2, on avait arraché les pages. Ces dates ressemblaient à des tenailles, enserrant un lambeau de néant. Il sembla à Karim qu’il « voyait » le nom du petit, écrit avec la même écriture ronde, à travers ces pages manquantes...

Le lieutenant murmura à la femme :

— Trouvez-moi un annuaire.

Quelques minutes plus tard, Karim appelait tous les médecins de Sarzac, avec cette certitude battue par son sang : Jude Itero avait été absent du 8 au 15 juin 1982. Sans doute avait-il été malade.

Il interrogea chaque toubib, leur ordonnant de consulter leur fichier, épelant, à chaque fois, le nom de l’enfant. Aucun d’entre eux ne se souvenait de ce patronyme. Le flic jura. Il attaqua les communes voisines : Cailhac, Thiermons, Valuc. C’est à Cambuse, une ville située à trente kilomètres de là, qu’un médecin répondit sur un ton neutre :

— Jude Itero. Oui, bien sûr. Je me souviens très bien.

Karim n’en croyait pas ses oreilles.

— Quatorze ans après, vous vous souvenez très bien ?

— Passez à mon cabinet. Je vais vous expliquer.

19

LE Dr Stéphane Macé était une version actualisée et élégante du médecin de campagne. Des traits aérés, de longues mains pâles, un costume de prix : un parfait spécimen de docteur alerte et compréhensif, bourgeois et raffiné. D’entrée de jeu, Karim détesta ce toubib et ses manières affables. Il était parfois effrayé par ces blocs de fureur qui se détachaient de lui comme des icebergs dans une mer de Béring personnelle.

Il s’assit sur un coin de fauteuil, sans ôter sa veste de cuir. Un bureau de bois vernis se déployait entre eux. Quelques bibelots, vaguement précieux, un ordinateur, un dictionnaire des médicaments... Le cabinet du médecin était sobre, strict, de bon aloi.

— Racontez-moi, docteur, ordonna Karim sans préambule.

— Vous pourriez peut-être me dire dans quel cadre votre enquête se...

— Non. (Karim atténua sa brutalité d’un sourire.) Je suis désolé. Mais non.

Le docteur pianota sur le rebord de son bureau puis se leva. Visiblement, cet Arabe à bonnet coloré le surprenait. Au téléphone, il ne s’était pas attendu à cela.

— C’était en juin 82. Un appel comme un autre. Pour un petit garçon... une forte fièvre. C’était ma première tournée. J’avais vingt-huit ans.

— C’est pour ça que vous vous souvenez de cette visite ?

Le médecin sourit. Un sourire large comme un hamac, qui acheva d’exaspérer Karim.

— Non. Vous allez voir... J’avais reçu l’appel par un standard collectif et noté l’adresse sans savoir où j’allais. Il s’agissait en fait d’une petite maison, perdue dans une plaine rocailleuse, à quinze kilomètres d’ici... J’ai l’adresse... Je vous la donnerai.

Le lieutenant acquiesça en silence.

— Bref, reprit le médecin, j’ai découvert une masure de pierre, complètement isolée. La chaleur était terrible, des insectes grinçaient dans les buissons arides... Lorsque la femme m’a ouvert, j’ai ressenti aussitôt une curieuse impression. Comme si la femme n’était pas à sa place dans ce décor de paysans...

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Un piano brillait dans la pièce principale et...

— Les paysans ne peuvent pas aimer la musique ?

— Je n’ai pas dit ça...

Le docteur s’arrêta.

— On dirait que je ne vous suis pas très sympathique...

Karim leva les yeux.

— Quelle importance ?

Le médecin approuva d’un air entendu, toujours affable.

Son sourire ne lâchait pas ses lèvres, mais ses yeux exprimaient maintenant la crainte. Il venait de remarquer la crosse quadrillée du Glock 21, calé dans son holster velcro. Et peut-être les traces de sang séché, sur la manche de cuir de Karim. Il repartit pour ses cent pas, de plus en plus mal à l’aise.

— Je suis entré dans la chambre de l’enfant et les choses sont devenues franchement bizarres.

— Pourquoi ?

Le docteur haussa les épaules.

— La chambre était vide. Pas un jouet, pas un dessin, rien.

— Comment était le petit ? Quel visage avait-il ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?

— Non. C’était ça le plus étrange. La femme m’avait accueilli dans l’obscurité. Tous les volets étaient clos. Il n’y avait pas une source de lumière dans toute la maison. En entrant, j’ai cru que la femme recherchait simplement de l’ombre, de la fraîcheur, mais des draps recouvraient aussi chaque meuble. C’était... très mystérieux.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Que son enfant était malade. Que la lumière lui blessait les yeux.

— Et vous avez pu l’ausculter... normalement ?

— Oui. Dans la pénombre.

— Qu’avait-il ?

— Une simple angine. D’ailleurs, je me souviens...

Le docteur se courba et dressa son index sur ses lèvres – un geste sec, doctoral, compassé, conçu sans doute pour impressionner la clientèle. Mais Karim n’était pas impressionné.

— C’est à cet instant que j’ai compris... Lorsque j’ai sorti ma lampe-stylo pour éclairer la gorge du petit, la femme m’a saisi le poignet... Ce geste était d’une violence... Elle ne voulait pas que je voie le visage de son enfant.