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— Mais cela fait près de quinze ans !

— Et en CM1 en 1981.

Le prêtre se raidit, épaules rentrées. Ses doigts se crispèrent sur le dos d’une chaise. Malgré son jeune âge, ses mains ressemblaient à celles de sa mère. Déjà vieilles et noyautées de veines bleuâtres.

— Oui, les... les dates pourraient concorder...

— Vous étiez donc dans la classe d’un petit garçon qui s’appelait Itero. Jude Itero. Ce n’est pas un nom ordinaire. Réfléchissez. C’est très important pour moi.

— Non, franchement, je...

Karim avança d’un pas.

— Mais vous vous souvenez d’une sœur à la recherche de photos scolaires, n’est-ce pas ?

— Je...

La mère ne perdait pas un mot.

— Petit salaud, c’est vrai ce que raconte cet Arabe ? dit-elle.

Elle pivota et sautilla vers la porte. Karim en profita : il serra les épaules du prêtre et lui souffla à l’oreille :

— Racontez-moi. Bordel de merde, éclairez-moi !

Le prêtre s’écroula sur un coin du matelas de mousse.

— Je n’ai jamais compris ce qui est arrivé ce soir-là...

Karim s’agenouilla. Le prêtre articula d’une voix sourde :

— Elle est venue... un soir d’été.

— Juillet 1982 ?

Il acquiesça d’un signe de tête.

— Elle a frappé à notre porte... Il faisait une chaleur... terrifiante... Comme si les dernières heures du jour cuisaient les pierres... Je ne sais plus pourquoi, mais j’étais seul... Je lui ai ouvert... Seigneur... Vous vous rendez compte ?J’avais à peine dix ans et cette sœur m’est apparue dans la pénombre, avec son voile noir et blanc...

— Que vous a-telle dit ?

— Elle m’a d’abord parlé de l’école, de mes notes en classe, de mes matières préférées. Elle avait une voix très douce... Puis elle a demandé à voir mes camarades... (Le prêtre s’essuya le visage, lacéré de sueur.) Je... je lui ai apporté ma photo de classe... Celle où nous étions tous... J’étais très fier de lui présenter mes copains, vous voyez ? C’est là que j’ai compris qu’elle cherchait quelque chose. Elle a observé longuement l’image et m’a demandé si elle pouvait la garder... Pour avoir un souvenir, disait-elle...

— Vous a-t-elle demandé d’autres photos ?

Le prêtre hocha la tête. Sa voix s’assourdit :

— Elle voulait aussi le portrait de CM1, de l’année précédente.

Karim le savait : il pourrait interroger chaque parent d’un élève de ces deux classes, plus aucun d’eux ne posséderait la photographie de ces groupes. Mais pourquoi une religieuse cherchait-elle à rafler ces clichés ? Il sembla à Karim qu’une jungle de pierres se dressait autour de lui, cerclée d’obscurité.

La mère réapparut dans l’encadrement de la porte. Elle serrait une boîte à chaussures contre sa poitrine.

— Petit salaud. Tu as donné nos photographies. Tes photos de classe. Quand tu étais si gentil, si mignon...

— Tais-toi, maman ! (Le prêtre scella son regard dans celui de Karim.) J’avais déjà la vocation, vous comprenez ? J’ai été comme hypnotisé par cette grande femme...

— Grande ? Elle était grande ?

— Non... Je ne sais pas... J’avais dix ans... Mais je la revois encore, avec sa cape noire... Elle parlait d’une voix si paisible... Elle voulait ces photos. Je les lui ai données, sans hésiter. Elle m’a béni et a disparu. J’ai cru à un signe... Je...

— Salaud !

Karim jeta un regard à la vieille mère, qui fulminait. Il revint au fils et comprit que le prêtre allait se fermer dans ses souvenirs. Il prit son ton le plus apaisant :

— Vous a-t-elle dit pourquoi elle voulait cette image ?

— Non.

— Vous a-t-elle parlé de Jude ?

— Non.

— Vous a-t-elle donné de l’argent ?

Le prêtre grimaça.

— Mais non ! Elle m’a demandé les deux photos, c’est tout ! Seigneur... Je... j’ai cru que cette visite était un signe, vous comprenez ? Une reconnaissance divine !

Il sanglotait.

— Je ne savais pas encore que j’étais un bon à rien. Un alcoolique. Un taré. Confit dans la gnôle. Le fils de cette... Comment donner ce qu’on ignore soi-même ? (Il implorait maintenant Karim, cramponné à sa veste en cuir.) Comment apporter la lumière lorsqu’on est noyé par les ténèbres ? Comment ? Comment ?

Sa mère lâcha la boîte, des photos se répandirent sur le sol. Elle se jeta sur lui, toutes griffes dehors. Elle lui frappa le dos, les épaules, à petits coups en mitraille.

— Salaud, salaud, salaud !

Karim recula, terrifié. Toute la pièce palpitait. Il comprit qu’il devait partir. Sinon lui-même allait tourner cinglé. Mais il ne possédait pas encore toutes les réponses. Il repoussa la femme et se pencha à la hauteur du prêtre.

— Dans quelques secondes, je serai dehors. Tout sera terminé. Vous avez revu la sœur, n’est-ce pas ?

L’homme acquiesça, fracassé de sanglots.

— Comment s’appelle-t-elle ?

Le prêtre renifla. Sa mère faisait les cent pas en grognant des mots inintelligibles.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Sœur Andrée.

— Quel couvent ?

— Saint-Jean-de-la-Croix. Les carmélites.

— Où est-ce ?

L’homme plongea sa tête dans ses bras. Karim le releva par l’épaule.

— Où est-ce ?

— Entre... entre Sète et le cap d’Agde, tout près de la mer. Je vais la voir parfois, quand le doute m’assaille. Pour moi, elle est un recours, vous comprenez ? Une aide... Je...

La porte battait déjà dans le vent. Le flic courait vers sa voiture.

22

LE ciel s’était de nouveau assombri. Sous les nuages, le Grand Pic de Belledonne s’élevait, comme une vague noire et monstrueuse, pétrifiée dans ses flancs de pierre. Ses versants, hérissés d’arbres minuscules, semblaient se dématérialiser dans les hauteurs en une blancheur troublée de brumes. Les câbles des téléphériques s’étiraient à la verticale, tels des filins minuscules, tendus sur la neige.

— Je pense que le tueur est monté là-haut, avec Rémy Caillois, alors qu’il était encore vivant. (Niémans sourit.) Je pense qu’ils ont pris l’un de ces téléphériques. Un alpiniste expérimenté peut facilement mettre en route le système, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

— Pourquoi êtes-vous si sûr qu’ils sont allés là-haut ?

Fanny Ferreira, la jeune professeur de géologie, était magnifique : dans le col de sa capuche-tempête, son visage vibrait d’une fraîcheur, d’une jeunesse stridentes. Comme un cri de temps. Ses cheveux virevoltaient autour de ses tempes, ses yeux brillaient dans la pénombre de sa peau. Niémans éprouvait une furieuse envie de mordre cette chair tissée de vie pure. Il répondit :

— Nous avons la preuve que le corps a voyagé dans les glaciers d’une de ces montagnes. Mon instinct me dit que cette montagne est le Grand Pic et que le glacier est celui du cirque de Vallernes. Parce que c’est ce sommet qui surplombe la faculté et la ville. Parce que c’est de ce glacier que coule la rivière qui rejoint le campus. Je pense que le tueur est ensuite descendu dans la vallée par le torrent, dans un Zodiac ou un truc de ce genre, avec le corps de sa victime à bord. Alors seulement il l’a encastré dans la roche, pour l’exposer aux reflets de la rivière...