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Niémans fit brièvement le point sur son enquête, comme on réunit les premières pailles grésillantes d’un feu dans un vent glacé. Rémy Caillois était un schizophrène aigu, un être violent qui avait – peut-être – dans le passé commis un acte coupable. Philippe Sertys, lui, menait des activités clandestines dans ce sinistre atelier, des activités qu’il avait cherché à effacer quelques jours avant sa mort.

Le commissaire ne possédait encore aucune preuve tangible, aucune précision, mais il devenait évident que ni Caillois ni Sertys n’étaient aussi clairs que leur existence officielle ne le laissait supposer.

Ni le bibliothécaire ni l’aide-soignant n’étaient des victimes innocentes.

30

DEPUIS près de deux heures, Karim roulait, les tripes serrées à bloc.

Il songeait au visage. Le visage de l’enfant. Parfois, il imaginait une sorte de monstre. Une figure parfaitement lisse, sans nez ni pommettes, percée de deux globes blancs et luisants. D’autres fois, il envisageait au contraire un gosse ordinaire, aux traits doux, effacés, anodins. Un enfant si ordinaire qu’il se perdait dans toutes les mémoires. D’autres fois encore, Karim voyait des traits impossibles. Des traits ondulants, instables, qui reflétaient la face de celui qui les regardait. Des traits scintillants qui renvoyaient l’image de chaque visage, trahissant le secret des âmes sous l’hypocrisie des sourires. Le flic frissonnait. Il était définitivement tenaillé par cette certitude : la clé de la vérité, c’était ce visage. Exclusivement. Irréversiblement.

Il avait emprunté l’autoroute à Agen, en direction de Toulouse. Il avait ensuite longé le canal du Midi, dépassé Carcassonne et Narbonne. Sa voiture était une malédiction. Une sorte de toux de cylindres et de pièces cliquetantes, montés tous ensemble. Le flic ne dépassait jamais cent trente kilomètres à l’heure, même avec le vent dans le dos.

Il ne cessait de ruminer. Il roulait maintenant en direction de Sète, par le bord de mer, et s’approchait du couvent Saint-Jean-de-la-Croix. Le paysage grisâtre et flou du littoral lui apportait un calme diffus. Pied au plancher, il envisagea cette fois les éléments rationnels qu’il avait collectés.

Les visites au photographe et au prêtre avaient bouleversé les perspectives de son enquête. Karim avait soudain saisi que les documents manquants de l’école Jean-Jaurès avaient peut-être été volés bien avant le cambriolage de la nuit précédente. Sur la route, il avait rappelé la directrice. A la question : « Est-il possible que tous ces documents aient disparu dès 1982 et que personne ne s’en soit rendu compte durant toutes ces années ? », la directrice avait répondu : « Oui. » A la question : « Est-il possible qu’on ait découvert cette disparition seulement aujourd’hui, à cause du cambriolage ? », elle avait répondu : « Oui. »A la question : « Avez-vous déjà entendu parler d’une religieuse qui aurait cherché à se procurer les photographies scolaires de cette époque ? », elle avait répondu : « Non. »

Et pourtant... Avant de partir, Karim avait effectué une dernière vérification à Sarzac. Grâce aux états civils – dates de naissance et adresses de résidence –, il avait contacté par téléphone plusieurs anciens élèves des deux classes fatidiques : CM1 et CM2, 1981 et 1982. Aucun d’eux ne possédait plus les portraits scolaires. Parfois, un feu s’était déclaré dans la pièce qui contenait les clichés. D’autres fois, un chapardage avait eu lieu : les voleurs n’avaient rien raflé, sinon ces quelques photographies. Parfois encore, mais plus rarement, on se souvenait de la sœur : elle était venue chercher les images. C’était la nuit et nul n’aurait pu la reconnaître. Tous ces événements étaient survenus durant la même et brève période : juillet 1982. Un mois avant la mort du petit Jude.

Aux environs de dix-sept heures trente, alors qu’il longeait le bassin de Thau, Karim repéra une cabine téléphonique et composa le numéro de Crozier. Il avançait maintenant hors normes. Obscurément, ce sentiment le branchait. Il larguait les amarres. Le commissaire hurla :

— J’espère que tu es en route, Karim. Nous avions dit dix-huit heures.

— Commissaire, je suis sur une piste.

— Quelle piste ?

— Laissez-moi avancer. Chaque pas confirme mon intuition. Avez-vous de nouveaux éléments concernant le cimetière ?

— Tu joues le coup en solitaire et tu voudrais que je...

— Répondez-moi. Avez-vous retrouvé la voiture ?

Crozier soupira.

— Nous avons identifié les propriétaires de sept Lada, deux Trabant et une Skoda dans les départements du Lot, Lot-et-Garonne, Dordogne, Aveyron et Vaucluse. Aucune d’entre elles n’est notre voiture.

— Vous avez déjà vérifié les emplois du temps des conducteurs ?

— Non, mais nous avons trouvé des particules de pneus, près du cimetière. Il s’agit de pneus au carbone, de très mauvaise qualité. Le propriétaire de notre bagnole roule avec les gommes d’origine. Toutes les voitures que nous avons repérées roulent en Michelin ou Goodyear. C’est la première chose que les acheteurs changent sur ce type de véhicules. Nous cherchons encore. Dans d’autres départements.

— C’est tout ?

— C’est tout pour l’instant. A toi. Je t’écoute.

— J’avance à rebours.

— A rebours ?

— Moins je trouve, plus je suis certain que je suis sur la bonne voie. Les cambriolages de cette nuit dissimulent une affaire bien plus grave, commissaire.

— Quel genre ?

— Je ne sais pas. Quelque chose qui concerne un enfant. Son rapt ou son meurtre. Je ne sais pas. Je vous rappelle.

Sans laisser le temps au commissaire de poser une nouvelle question, Karim raccrocha.

Aux abords de Sète, il traversa un petit village, en front de mer. Les eaux du golfe du Lion se mêlaient ici aux terres, en un immense marécage indistinct, bordé de roseaux. Le policier ralentit, longeant un port étrange, où aucun bateau n’était visible et où seuls de longs filets de pêche noirâtres se dressaient entre les maisons aux volets clos.

Tout était désert.

Une odeur lourde emplissait l’atmosphère, non pas une odeur maritime, mais plutôt celle d’un engrais, chargée d’acides et d’excréments.

Karim Abdouf approchait de sa destination. Des panneaux indiquaient la direction du couvent. Le soleil déclinant allumait des flaques salines, effilées comme des couteaux, à la surface des marécages. Au bout de cinq kilomètres, le flic repéra un nouveau panneau qui désignait un chemin de bitume, montant vers la droite. Il roula encore, emprunta d’autres lacets, d’autres virages, bordés de roseaux et de joncs échevelés.

Enfin, les bâtiments du cloître se dressèrent. Karim fut stupéfait. Entre les dunes sombres et les herbes folles, deux églises s’élevaient, monumentales. L’une d’elles arborait des tours finement ciselées, s’achevant en des dômes striés qui ressemblaient à de colossales pâtisseries. L’autre était rouge et massive, tissée de petites pierres, surplombée par une large tour au toit plat comme une roue. Deux véritables basiliques qui faisaient songer dans l’air marin à des épaves oubliées. Le Beur ne pouvait s’expliquer leur présence dans un lieu aussi désert, aussi désespéré.