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En s’approchant, il découvrit un troisième bâtiment, qui s’étirait entre les paroisses. Une construction d’un seul étage, aux fenêtres en série, étroites et frileuses. Sans doute le monastère lui-même, qui paraissait serrer ses pierres comme pour éviter tout contact avec les édifices sacrés.

Karim se gara. Il songea qu’il n’avait jamais été confronté d’aussi près à la religion – ni aussi souvent, en si peu de temps. Cette réflexion suscita en lui un raisonnement qu’il avait déjà entendu. Lorsqu’il était à l’école des inspecteurs, à Cannes-Écluse, des commissaires venaient parfois retracer leur expérience. L’un d’entre eux avait profondément marqué Karim. Un grand mec, coiffé en brosse, portant des petites lunettes cerclées de fer. Son discours l’avait fasciné. L’homme avait expliqué que le crime se reflétait toujours sur les esprits des témoins et des proches. Qu’il fallait les considérer comme des miroirs, que le meurtrier se cachait dans un des angles morts.

L’homme avait l’air d’un fou, mais l’assistance avait été subjuguée. Il avait aussi parlé de structures atomiques. Selon lui, lorsque des éléments, des détails, même anodins, revenaient régulièrement dans une enquête, il fallait toujours les retenir, parce qu’ils dissimulaient à coup sur une signification profonde. Chaque crime était un noyau atomique et les éléments récurrents étaient ses électrons, oscillant autour de lui et dessinant une vérité subliminale. Karim sourit. Le keuf aux lunettes de métal avait raison. Cette remarque pourrait s’appliquer à sa propre enquête. La religion était devenue un élément récurrent. Depuis ce matin, se dessinait sans doute là une vérité qu’il lui fallait surprendre.

Il s’achemina vers un petit porche de pierre et sonna. Au bout de quelques secondes, un sourire apparut dans l’entrebâillement. C’était un sourire ancien, bordé de blanc et de noir. Avant que Karim ait pu ouvrir les lèvres, la sœur s’effaça en lui ordonnant : « Entrez, mon fils. »

Le flic pénétra dans un vestibule très sobre. Seule une croix de bois se découpait sur l’un des murs blancs, au-dessus d’un tableau aux reflets obscurs. A droite, le long d’un couloir, Abdouf distingua la clarté grise de quelques portes ouvertes. Par une embrasure plus proche, il aperçut des rangs de chaises vernissées, un sol revêtu de linoléum clair – l’aspect brut et impeccable d’un lieu de prière.

— Suivez-moi, dit la religieuse. Nous étions en train de dîner.

— A cette heure ? s’étonna Karim.

La sœur étouffa un petit rire. Elle avait la malice d’une jeune fille.

— Vous ne connaissez pas l’emploi du temps des carmélites ? Chaque jour, nous devons reprendre la prière à dix-huit heures.

Karim suivit la silhouette. Leurs ombres se reflétaient sur le linoléum, comme sur les eaux d’un lac. Ils accédèrent à une grande salle où une trentaine de sœurs dînaient en bavardant, sous une lumière crue. Les figures et les voiles avaient une sécheresse légèrement cartonnée, une sécheresse d’hostie. Il y eut quelques coups d’œil vers le policier, quelques sourires, mais aucune conversation ne s’interrompit. Karim perçut plusieurs langues différentes : du français, de l’anglais, une langue slave aussi, peut-être du polonais. Sur les conseils de la sœur, il s’assit à l’extrémité de la table, devant une assiette creuse emplie d’une soupe aux grumeaux ocre.

— Mangez, mon fils. Un grand garçon comme vous...

« Mon fils », toujours... Mais Karim n’avait pas le cœur à rabrouer la sœur. Il baissa les yeux vers son assiette et se dit qu’il n’avait pas mangé depuis la veille. Il avala la soupe en quelques cuillerées, puis dévora plusieurs tartines de pain et de fromage. Chaque aliment avait le goût intime et singulier des mets fabriqués chez soi, avec les moyens du bord. Il se servit de l’eau, dans un broc d’inox, puis leva le regard : la sœur l’observait, échangeant quelques commentaires avec ses compagnes. Elle murmura :

— Nous parlions de votre coiffure...

— Eh bien ?

La sueur émit un petit rire.

— Ces nattes, comment faites-vous ?

— C’est naturel, répondit-il. Les cheveux crépus se forment naturellement en nattes, si vous les laissez pousser. En Jamaïque, on appelle ça des dreadlocks. Les hommes ne se coupent jamais les cheveux et ne se rasent pas. C’est contraire à leur religion, comme les rabbins. Lorsque les dreadlocks sont assez longues, ils les remplissent de terre afin qu’elles soient plus lourdes et...

Disant cela, Karim s’arrêta. L’enjeu de sa visite venait de revenir en force dans sa mémoire. Il entrouvrit les lèvres pour expliquer son enquête, mais c’est la sœur qui demanda, d’un ton grave :

— Que voulez-vous, mon fils ? Pourquoi portez-vous un pistolet sous votre veste ?

— Je suis de la police. Je dois voir sœur Andrée. Absolument.

Les religieuses continuaient de converser, mais le lieutenant comprit qu’elles avaient entendu sa requête. La femme déclara :

— Nous allons l’appeler. (Elle fit discrètement signe à une de ses voisines, puis s’adressa à Karim :) Venez avec moi.

Le flic s’inclina face à la tablée, en signe d’adieu et de remerciement. Un bandit de grand chemin, saluant celles qui lui avaient offert l’hospitalité. Ils empruntèrent de nouveau le couloir brillant. Leurs pas ne produisaient aucun bruit. Soudain, la religieuse se retourna.

— On vous a prévenu, n’est-ce pas ?

— De quoi ?

— Vous pourrez lui parler, mais vous ne pourrez la voir. Vous pourrez l’écouter, mais vous ne pourrez l’approcher.

Karim scrutait les bords du voile, arqués comme une voûte d’ombre. Il songea à une nef, à un dôme enluminé d’azur, à des cloches déchirant le ciel de Rome, ce genre de clichés qui vous traversent la tête quand vous voulez mettre un visage sur le Dieu des catholiques.

— Les ténèbres, souffla la femme. Sœur Andrée a fait vœu de ténèbres. Voilà quatorze ans que nous ne l’avons pas vue. A ce jour, elle doit être aveugle.

Dehors, les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les édifices massifs. Des aplats de froideur s’abattaient sur la cour déserte. Ils s’acheminèrent vers l’église aux hautes tours. Sur le flanc droit du bâtiment, ils découvrirent une nouvelle petite porte de bois. La religieuse fouilla dans les replis de sa robe. Karim perçut des cliquetis de clés, des raclements contre la pierre.

La sœur l’abandonna devant la porte entrouverte.

L’obscurité semblait habitée, peuplée d’odeurs humides, de cierges vacillants, de pierres usées. Karim fit quelques pas et leva les yeux. Il ne distinguait pas les hauteurs de la voûte. Les rares reflets des vitraux étaient déjà rongés par le crépuscule, les flammes des cierges semblaient prisonnières du froid, de l’écrasante immensité de l’église.