Il croisa un bénitier en forme de coquillage, dépassa des confessionnaux, puis longea des alcôves qui paraissaient cacher des objets secrets de culte. Il remarqua un nouveau chandelier noirâtre, supportant quantité de cierges qui brûlaient dans des flaques de cire.
Ces lieux éveillaient en lui de sourdes réminiscences. Malgré ses origines, malgré la couleur de sa peau, son inconscient était imprégné du credo catholique. Il se souvenait des mercredis frileux du foyer, où les séances télé de l’après-midi étaient toujours précédées par les cours de catéchisme. Le martyre du Chemin de croix. La bienveillance du Christ. La multiplication des pains. Toutes ces conneries... Karim sentit monter en lui une vague de nostalgie et une étrange tendresse pour ses éducateurs ; il s’en voulut d’éprouver de tels sentiments. Le Beur ne voulait pas avoir de souvenirs ni de faiblesse à l’égard de son passé. Il était un fils du présent. Un être de l’instant. C’est du moins comme cela qu’il aimait s’envisager.
Il longea encore les voûtes. Derrière les treillis de bois, au fond des niches, il discernait des tapis sombres, des gravats blanchâtres, des tableaux tissés d’or. Une odeur de poussière enveloppait chacun de ses pas. Soudain, un bruit grave lui fit tourner la tête. Il lui fallut quelques secondes pour distinguer l’ombre dans l’ombre – et lâcher la crosse de son Glock qu’il avait saisie instinctivement.
Au creux d’une alcôve, sœur Andrée se tenait parfaitement immobile.
31
ELLE inclinait son visage et son voile dissimulait entièrement ses traits. Karim comprit qu’il ne verrait pas cette figure et il eut une illumination. La sœur et le petit garçon partageaient peut-être un signe, une marque sur leur visage, qui révélait un lien de parenté. La sœur et le petit garçon étaient peut-être mère et fils. Cette pensée lui empoigna l’esprit, comme un étau, au point qu’il n’entendit pas les premiers mots de la femme.
— Qu’avez-vous dit ? marmonna-t-il.
— Je vous ai demandé ce que vous vouliez.
La voix était grave, mais douce. Les crins d’un archet, voilant le timbre d’un violon.
— Ma sœur, j’appartiens à la police. Je suis venu vous parler de Jude.
Le voile sombre ne bougea pas.
— Il y a quatorze ans, reprit Karim, dans une petite ville appelée Sarzac, vous avez volé ou détruit toutes les photographies qui concernaient un petit garçon, Jude Itero. A Cahors, vous avez soudoyé un photographe. Vous avez trompé des enfants. Vous avez provoqué des incendies, commis des vols. Tout ça pour effacer un visage sur le papier glacé de quelques photos. Pourquoi ?
La sœur restait immobile. Son voile formait un arceau de néant.
— J’exécutais des ordres, prononça-t-elle enfin.
— Des ordres ? De qui ?
— De la mère de l’enfant.
Karim sentit des picotements lui parcourir tout le corps.
Il savait que la femme disait la vérité. En une seconde, le flic renonça à son hypothèse sœur/mère/fils.
La religieuse ouvrit la barrière de bois qui la séparait de Karim. Elle passa devant lui et marcha d’un pas ferme vers les chaises de paille. Elle s’agenouilla près d’une colonne, sur un prie-Dieu, nuque inclinée. Karim passa dans la rangée supérieure et s’assit en face d’elle. Des odeurs de paille tressée, de cendres, d’encens l’assaillirent.
— Je vous écoute, dit-il en scrutant la tache d’ombre, à l’endroit du visage.
— Elle est venue me voir, un dimanche soir, au mois de juin 82.
— Vous la connaissiez ?
— Non. Nous nous sommes rencontrées ici même. Je n’ai pas vu ses traits. Elle ne m’a pas donné son nom ni aucun renseignement. Elle m’a seulement dit qu’elle avait besoin de moi. Pour une mission particulière... Elle voulait que je détruise les photographies scolaires de son enfant. Elle voulait effacer toute trace de son visage.
— Pourquoi voulait-elle l’anéantir ?
— Elle était folle.
— Je vous en prie. Trouvez une autre explication.
— Elle disait que son enfant était poursuivi par des diables.
— Des diables ?
— C’est ainsi qu’elle s’exprimait. Elle disait qu’ils recherchaient son visage...
— Elle n’a donné aucune autre explication ?
— Non. Elle disait que son fils était maudit. Que son visage était une preuve, une pièce à conviction, qui reflétait le maléfice des diables. Elle disait aussi qu’elle et son fils avaient gagné deux années sur la malédiction, mais que le malheur venait de les rattraper, que les diables rôdaient de nouveau. Ses paroles n’avaient aucun sens. Une folle. C’était une folle.
Karim captait chaque mot de sœur Andrée. Il ne comprenait pas ce que signifiait cette histoire de « preuve », mais une vérité était claire : les deux années de répit étaient celles passées à Sarzac, dans le plus strict anonymat. D’où venaient donc cette mère et son fils ?
— Si le petit Jude était réellement poursuivi par des êtres menaçants, pourquoi confier une mission secrète à une religieuse, dont chacun se souviendrait ?
La femme ne répondit pas.
— S’il vous plaît, ma sœur, murmura Karim.
— Elle disait que, pour cacher son enfant, elle avait tout essayé, mais que les diables étaient beaucoup plus forts que cela. Elle disait qu’il ne lui restait plus qu’à exorciser le visage.
— Quoi ?
— Selon elle, il fallait que ce soit moi qui obtienne ces photos puis qui les brûle. Cette mission aurait valeur d’exorcisme. Je libérerais de cette manière le visage de son enfant.
— Ma sœur, je ne comprends rien.
— Je vous dis que cette femme était folle.
— Mais pourquoi vous ? Bon sang, votre monastère est à plus de deux cents kilomètres de Sarzac !
La sœur garda encore le silence, puis :
— Elle m’avait cherchée. Elle m’avait choisie.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je n’ai pas toujours été carmélite. Avant que la vocation ne naisse en moi, j’étais une mère de famille. J’ai dû abandonner mon mari et un petit garçon. La femme pensait que, pour cette raison, je serais sensible à sa requête. Elle avait raison.
Karim scrutait toujours l’anse d’ombre. Il insista :
— Vous ne me dites pas tout. Si vous pensiez que cette femme était folle, pourquoi lui avoir obéi ? Pourquoi avoir parcouru des centaines de kilomètres pour quelques photographies ? Pourquoi avoir menti, volé, détruit ?
— A cause de l’enfant. Malgré la démence de cette femme, malgré son discours absurde, je... je sentais que l’enfant était en danger. Et que la seule manière de l’aider était d’exécuter les ordres de sa mère. Ne serait-ce que pour calmer cette furie.
Abdouf déglutit. Ses picotements revinrent en force. Il s’approcha et prit sa voix la plus apaisante.
— Parlez-moi de la mère. De quoi avait-elle l’air, physiquement ?
— Elle était très grande, très forte. Elle mesurait au moins un mètre quatre-vingts. Ses épaules étaient larges. Je n’ai jamais vu son visage, mais je me souviens qu’elle portait une vraie tignasse noire et ondulée, qui auréolait sa tête. Elle portait aussi des lunettes, aux grosses montures. Elle était toujours vêtue de noir. Des espèces de pulls en coton ou en laine...