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— Et le père de Jude ? Elle ne vous en a jamais parlé ?

— Jamais, non.

Karim empoigna le bois du prie-Dieu et se pencha encore. Instinctivement, la femme recula.

— Combien de fois est-elle venue ? reprit-il.

— Quatre ou cinq fois. Toujours le dimanche. Le matin. Elle m’avait donné une liste de noms et d’adresses – le photographe, les familles qui pouvaient posséder les photos. Pendant la semaine, je me débrouillais pour récupérer les images. Je retrouvais les familles. Je mentais. Je volais. J’ai soudoyé le photographe, avec l’argent qu’elle m’avait donné...

— Elle récupérait les photos ensuite ?

— Non. Je vous l’ai dit : elle voulait que ce soit moi qui les brûle... Quand elle venait, elle cochait simplement les noms sur sa liste... Lorsque tous les noms ont été barrés, j’ai... j’ai senti qu’elle était rassérénée. Elle a disparu, à jamais. Pour ma part, je me suis engloutie dans les ténèbres. J’ai choisi l’obscurité, l’isolement. Seul le regard de Dieu m’est tolérable. Depuis cette époque, il ne se passe pas un jour sans que je prie pour le petit garçon. Je...

Elle s’arrêta net, paraissant soudain comprendre une vérité implicite.

— Pourquoi venez-vous ici ? Pourquoi cette enquête ? Seigneur, Jude n’est pas...

Karim se leva. Les odeurs d’encens lui brûlaient la gorge. Il se rendit compte qu’il respirait bruyamment, la bouche ouverte. Il déglutit puis jeta un regard du côté de sueur Andrée.

— Vous avez fait ce que vous deviez faire, dit-il d’une voix sourde. Mais cela n’a servi à rien. Un mois plus tard, le petit môme était mort. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas pourquoi. Mais la femme était moins folle que vous ne pensez. Et la tombe de Jude a été profanée hier soir, à Sarzac. Je suis maintenant quasiment certain que les coupables de cet acte sont les diables qu’elle craignait à l’époque. Cette femme vivait dans un cauchemar, ma sœur. Et ce cauchemar vient de se réveiller.

La sœur gémit, tête baissée. Son voile dessinait des versants de soie noire et blanche. Karim continua, d’une voix de plus en plus forte. Son timbre rauque s’élevait dans l’église et il ne savait déjà plus pour qui il parlait : pour elle, pour lui, ou pour Jude.

— Je suis un flic sans expérience, ma sœur. Je suis un voyou et j’avance en solitaire. Mais en un sens, les salopards de la nuit dernière ne pouvaient pas plus mal tomber. (Il empoigna de nouveau le prie-Dieu.) Parce que j’ai fait une promesse au petit gosse, vous pigez ? Parce que je viens de nulle part et que rien ni personne ne pourra m’arrêter. Je cours pour mes propres couleurs, vous pigez ? Mes propres couleurs !

Le policier se pencha. Il sentit les esquilles craquer sous ses doigts.

— Maintenant, c’est le moment de cogiter, ma sœur. Trouvez quelque chose, n’importe quoi, pour me mettre sur la voie. Je dois remonter la trace de la mère de Jude.

Toujours inclinée, la religieuse niait de la tête.

— Je ne sais rien.

— Réfléchissez ! Où pourrai je retrouver cette femme ? Après Sarzac, où est-elle allée ? Et avant tout ça, d’où venait elle ? Donnez-moi un détail, un indice, qui me permette de continuer l’enquête !

Sœur Andrée réfréna ses sanglots.

— Je... je crois qu’elle venait avec lui.

— Avec lui ?

— Avec l’enfant.

— Vous l’avez vu ?

— Non. Elle le laissait en ville, près de la gare, dans un parc d’attractions. La fête existe toujours, mais je n’ai jamais eu le courage d’aller voir les forains, je... Peut-être que l’un d’entre eux se souviendra du petit garçon... C’est tout ce que je sais...

— Merci, ma sœur.

Karim partit au pas de course. Sur le vaste parvis, ses chaussures ferrées crissèrent comme des silex. Il stoppa dans l’air glacé, raide comme un paratonnerre, et scruta le ciel. Ses lèvres murmurèrent, dans une brisure d’angoisse :

— Bordel, mais où je suis, là... Où je suis ?

32

LE parc d’attractions s’étirait dans le crépuscule, le long d’une voie ferrée, au sortir de la petite ville déserte. Les stands crachaient leurs lueurs et leur musique, à vide. Il n’y avait pas un badaud, pas une famille pour venir flâner ici un lundi soir. Au loin, la mer sombre entrouvrait ses mâchoires blanchâtres à coups de vagues mauvaises.

Karim s’approcha. Une grande roue tournait au ralenti. Ses rayons étaient constellés de petits lampions, dont la moitié seulement s’allumaient par alternance, comme tremblotant sous l’effet d’un court-circuit. Des autos tamponneuses caracolaient à l’aveuglette, des attractions uniformes se dressaient sous des bâches fouettées par le vent : tombolas, jeux d’arcades, spectacles misérables... De l’église ou de cette fête, Abdouf n’aurait su dire ce qui le déprimait le plus.

Sans conviction, il commença à interroger les forains. Il évoqua un gosse du nom de Jude Itero, murmura la date : juillet 82. La plupart du temps, les visages ne cillèrent pas plus que des momies fripées. Parfois, il obtenait des borborygmes négatifs. D’autres fois des remarques incrédules : « Y a quatorze ans ? Et pis quoi encore ? » Karim sentait monter en lui un profond découragement. Qui aurait pu se souvenir ? Combien de dimanches Jude était-il réellement venu ici ? Trois, quatre, cinq, à tout casser ?

Par pure persévérance, le Beur fit le tour complet du parc, se convainquant que le gosse s’était peut-être passionné pour telle ou telle attraction, ou avait sympathisé avec un forain...

Pourtant, il acheva son tour de piste sans le moindre résultat. Il scruta le bord de mer. Les vagues roulaient toujours leurs langues d’écume, autour des pilotis de la digue. Le flic songea à une mer de goudron. Il lui semblait qu’il était parvenu à un no man’s land où il n’y avait plus rien à glaner. Un souvenir de môme lui revint : la ville magique de Pinocchio, où les sales mouflets étaient pris au piège, attirés par des attractions fabuleuses, avant d’être transformés en ânes.

En quoi s’était transformé Jude ?

Le flic s’apprêtait à retourner à sa voiture lorsqu’il remarqua un petit cirque, au bout d’un terrain vague.

Il se dit qu’il devait enfoncer chaque jalon, au nom de son enquête. Il se remit en marche, les épaules lasses, et parvint au dôme de toile. Il ne s’agissait pas réellement d’un cirque – plutôt d’une tente précaire qui devait abriter une poignée d’attractions foireuses. Au-dessus du portail branlant, une banderole de plastique affichait, en lettres torsadées : « Les Braseros ». Tout un programme. De deux doigts, le flic souleva la tenture qui faisait office de porte.

Il resta en arrêt devant le spectacle aveuglant qui l’attendait à l’intérieur. Des flammes. Des raclements sourds. Des odeurs d’essence, charriées par les courants d’air. Un bref instant, le lieutenant songea à une machine survoltée, tissée de feu et de muscles, de brûlots et de bustes humains. Puis il comprit qu’il contemplait simplement, sous des lampes anémiées, une sorte de ballet de cracheurs de feu. Des hommes au torse nu, luisants de sueur et d’essence, qui expectoraient leur salive inflammable sur des torches irascibles. Les hommes se déplacèrent en arc de cercle, formant une ronde maléfique. Nouvelle goulée d’essence. Nouvelles flammes. Certains des hommes se courbèrent, d’autres bondirent au-dessus de leur échine, crachant encore leur sortilège éblouissant.