Deux heures à tuer : c’était cela ou rien.
Il démarra sous le ciel qui rougeoyait dans les dernières braises du soleil couchant. Les nuits d’octobre se recroquevillaient déjà dans leur obscurité précoce.
Karim trouva une cabine téléphonique et appela d’abord le SRPJ de Rodez, en quête d’une voiture immatriculée au nom de Fabienne Pascaud ou de Fabienne Hérault dans le département du Lot, en 1982. En vain. Il n’y avait pas de carte grise à ces patronymes. Il reprit sa voiture et focalisa ses recherches sur les gares environnantes, sans abandonner totalement la possibilité d’un véhicule personnel.
Il visita quatre stations ferroviaires. Pour obtenir quatre fois zéro. Abdouf avalait les kilomètres, en cercles concentriques, autour du monastère et du parc d’attraction. Il n’apercevait que de hautes figures fantomatiques dans le halo de ses phares : des arbres, des roches, des tunnels... Il se sentait bien. L’adrénaline lui chauffait les membres, et l’excitation maintenait toutes ses facultés en éveil. Le Beur retrouvait les sensations qu’il aimait, celles de la nuit, de la peur. Ces sensations découvertes au cœur des parkings, alors qu’il limait ses premières clés derrière les pylônes. Karim ne craignait pas les ténèbres : c’était son monde, son manteau, ses eaux profondes. Il s’y sentait en sérénité, tendu comme une arme, puissant comme un prédateur.
A la cinquième gare, le flic ne surprit qu’une zone de fret, encombrée de vieux wagons et de turbines bleuâtres. Il repartit dans l’instant mais pila aussitôt après. Il se trouvait sur un pont, au-dessus de l’autoroute, la sortie de Sète-Ouest. Il scruta la petite station de péage, à trois cents mètres de là. Son instinct lui ordonna d’y effectuer une vérification.
Enfoncer chaque jalon, toujours.
Il emprunta la voie d’accès et tourna aussitôt à droite, franchissant une rangée de troènes. Il y avait là plusieurs bâtiments en préfabriqué : les bureaux de la station d’autoroute. Aucune lumière. Pourtant, près des hangars attenants aux baraques, le lieutenant repéra un homme. Il braqua encore, gara la voiture et marcha droit vers la silhouette qui s’affairait au pied d’un haut camion.
Le vent âcre redoublait. Tout était sec, mat, poudreux, comme enveloppé d’un souffle salin. Le flic enjamba des panneaux de signalisation routière, des pelles, des bâches plastiques. Il frappa la benne du camion – un convoi de sel – et produisit un fracas métallique.
L’homme sursauta ; sa cagoule ménageait seulement un espace pour les yeux. Ses sourcils grisâtres se froncèrent.
— Qu’est-ce qu’y a ? Qui vous êtes ?
— Le Diable.
— Hein ?
Karim sourit en s’appuyant contre la benne.
— Je plaisante. C’est la police, papa. J’ai besoin de renseignements.
— Des renseignements ? Y a personne jusqu’à demain matin, je...
— Les stations d’autoroute fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Le receveur est dans sa cabine, et moi j’travaille ici...
— C’est bien ce que je dis. On va aller toi et moi dans le bureau. Tu vas boire un petit café, pendant que je jette un œil au PCI.
— Le... PCI ? Mais... qu’est-ce que vous cherchez ?
— Je t’expliquerai tout ça au chaud.
Les bureaux étaient à l’image de l’ensemble : étriqués et provisoires. Des murs étroits, des portes creuses, des bureaux de formica. Tout était éteint, tout était mort, excepté un ordinateur qui vibrait dans la pénombre. Le PCI – la centrale d’informations qui tournait en boucle tout au long de l’année et assurait un relais d’information sur l’ensemble du réseau autoroutier régional. Chaque accident, chaque panne, chaque déplacement des agents routiers étaient consignés dans cette mémoire.
Le vieil homme voulut manipuler lui-même l’ordinateur. Il souleva sa cagoule. Karim murmura à son oreille :
— Juillet 82. A toi de jouer. Je veux tout savoir. Les accidents. Les dépannages. Le nombre d’usagers. La moindre anecdote. Tout.
Le vieux retira ses gants et souffla sur ses doigts pour les réchauffer. Il pianota durant quelques secondes. Un listing apparut, correspondant au mois de juillet 82. Des chiffres, des données, des dépannages. Rien qui n’éveillât quoi que ce soit.
— Tu peux effectuer une recherche par nom ? demanda Karim, penché au-dessus de l’homme.
— Épèle.
— J’en ai plusieurs : Jude Itero, Judith Hérault, Fabienne Pascaud, Fabienne Hérault.
— Elles sont combien comme ça ? grommela l’agent, en intégrant les patronymes.
Mais une réponse clignota, au bout de quelques secondes. Karim s’approcha.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Le PCI a quelque chose, à l’un des noms. Mais pas en juillet 82.
— Continue la recherche.
L’homme tapa plusieurs commandes-clavier. Les renseignements s’affichèrent, en lettres fluorescentes sur l’écran sombre. Le flic sentit son corps se pétrifier. La date lui hurla au visage : 14 août 1982. Le jour inscrit sur la tombe de Jude. Et c’était bien ce nom qui ouvrait le dossier : Jude Itero.
— J’me souvenais pas du nom, souffla le papy. Mais j’me souviens de l’accident. Un truc atroce, près du Héron-Cendré. La voiture a dérapé. Elle a traversé la bordure centrale et s’est écrasée contre l’encoignure d’un mur antibruit, juste en face. On les a retrouvés, la mère et le fils, fracassés dans les tôles. Mais y a qu’le môme qui y est passé. Il était à l’avant. La mère s’en est sortie avec seulement des contusions. Y avait une gerbe de sang qui traversait les deux axes. Deux fois trois voies, tu t’imagines ?
Karim ne parvenait pas à maîtriser ses tremblements. Ainsi s’était achevée la cavale de Fabienne et de Judith Hérault. A cent trente kilomètres à l’heure, contre un mur antibruit. C’était aussi absurde que cela. Et aussi simple. Le flic étouffa un cri de colère. Il ne pouvait se convaincre que toute l’aventure, toutes les précautions de la femme s’étaient anéanties en un seul dérapage.
Et pourtant, il le savait depuis le début : Judith était morte en août 1982, comme sa tombe l’attestait. Il ne découvrait maintenant que les circonstances de cette disparition. Des larmes lui brûlèrent les paupières, comme s’il venait d’apprendre la mort d’un être cher. D’un être qu’il avait aimé, quelques heures seulement, mais avec la fureur d’un torrent. Au-delà des mots et des années. Au-delà de l’espace et du temps.
— Continue, ordonna-t-il. Comment était le corps de l’enfant ?
— Il... Il était totalement encastré dans la calandre. Un agglomérat de chair et de tôle. Putain. Y z’ont mis plus de six heures à... Enfin... Jamais j’oublierai ça... Son visage était... enfin... Y avait plus de visage, plus de tête, plus rien.
— Et la mère ?
— La mère ? Je sais pas si c’était la mère. En tout cas, elle avait pas le même nom que...
— Je sais. Était-elle blessée ?
— Non. Elle s’en est bien tirée. Des hématomes, des égratignures... Autant dire rien. C’est parce que la voiture a tourné sur elle-même, tu vois ? Et qu’le mur a frappé de plein fouet le côté passager. Dans ce virage, c’est l’coup classique et...
— Décris-la-moi.